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Sans-domicile : pourquoi est-il aussi difficile de mettre des gens à l’abri ?

 

Le récit de Xavier Godinot, gare du Nord, Paris, décrit l'énergie colossale à mettre en oeuvre pour affronter le système et mettre à l’abri un sans-domicile.

 


[…] Un pauvre homme dépenaillé, affalé sur une bouche de chaleur […] L’homme est tantôt à genoux, tantôt allongé, il semble en grande souffrance mais il est comme totalement invisible aux nombreuses personnes qui passent à côté de lui sans le regarder. […] Je m’approche de l’homme, à qui je ne sais pas donner d’âge. Il a les cheveux en bataille, des vêtements mal ajustés et pas très propres. Il est tantôt prostré contre la grille de la bouche de chaleur, tantôt agité. Il marmonne des mots souvent incompréhensibles.

Ni revendicatif ni agressif, il exprime son mal-être et sa souffrance. Il n’a aucune canette ou bouteille de vin à côté de lui. Il fait très froid dehors et je me dis que cet homme en souffrance est aussi en danger. […]

Il est à moitié assis par terre pendant que nous parlons et un homme qui passe par là s’arrête pour lui donner des coups de pieds. Il me dit : « Il ne faut pas l’encourager. » Je le regarde et lui demande d’arrêter. […]

Violence gratuite

Je le savais, mais je reste effaré par la violence gratuite que génère la misère chez certains passants […]

J’aide l’homme à se lever, il ne tient pas bien debout et marche très difficilement. Je lui demande de s’appuyer sur mon épaule et nous allons cahin-caha au MacDo. Je tire ses bagages et les miens. […]

Au premier appel du 115 [numéro pour l’hébergement d’urgence, ndr], une voix me répond que toutes les lignes sont occupées […] Le restaurant va fermer dans 20 minutes et ne sert plus de boissons chaudes. […]

Je demande au serveur ce qu’il a de chaud : des frites. Je commande un Coca, une bouteille d’eau et un grand cornet de frites que j’apporte à mon compagnon. Il mangera toutes les frites de bon appétit, ce qui me laisse penser qu’il a faim. Je m’aperçois qu’il verse par intermittence le contenu de la bouteille d’eau sur sa main gauche, qui semble enflée et douloureuse. Il boit aussi tout le Coca, jusqu’aux glaçons au fond du gobelet.

Hébergements saturés

Je rappelle le 115 […] la durée d’attente sera d’environ six minutes. […] J’explique. Elle me demande de lui passer la personne que j’accompagne. Comme toujours au 115, elle lui demande son nom et son adresse de naissance. J’apprends ainsi qu’il s’appelle Romain K., né le 8 octobre 1960. Elle parle un peu avec lui et lui demande de me repasser le téléphone.

Elle me dit que ce monsieur est en invalidité et les a contactés pour la dernière fois il y a six ans. Je lui explique qu’il semble vraiment en souffrance, qu’il marche mal et je demande qu’on envoie un véhicule pour le mettre à l’abri. Elle me répond qu’elle ne veut pas envoyer « une maraude » devant la gare du Nord, car il y a trop de sans-abris et que les hébergements sont saturés. Elle me demande de me rendre au carrefour de la rue de Compiègne et du boulevard Magenta et d’attendre là avec Monsieur K.

Froid glacial

Je lui dis qu’il marche très mal et insiste pour que la maraude vienne devant le MacDo. Elle ne veut pas et me dit d’aller à l’endroit qu’elle m’a indiqué, où il faudra attendre la maraude une bonne heure. Il est environ 23 heures 55. Je lui dis que le MacDo ferme à minuit et que nous allons nous retrouver à attendre dans un froid glacial. […]

Un homme dans le MacDo me suggère d’appeler le SAMU […] et j’ai rapidement un homme en ligne. […] Il me dit que ce monsieur a besoin d’un hébergement, pas de l’hôpital, et que je dois appeler le 115. Je réponds qu’il est en très mauvais état de santé. Il me demande s’il veut aller à l’hôpital.

Je lui passe M. K. et je ne comprends pas très bien ce qu’ils se disent. M. K. me repasse le téléphone et l’interlocuteur du 15 [n° d’urgence du SAMU] me dit de me rendre à pieds avec lui à l’hôpital Lariboisière, à quelques centaines de mètres. J’explique que M. K. marche très difficilement. Il me dit qu’il ne peut pas envoyer une équipe du SAMU alors qu’un hôpital est si proche et il s’en tient là.

Le MacDo ferme et nous sommes obligés de sortir. M. K. s’appuie sur mon épaule, tandis que je tire les deux valises et porte les sacs. Nous avançons très lentement. Je lui propose de l’emmener à l’hôpital Lariboisière. Il me dit que cela ne l’intéresse pas – je suppose qu’il a déjà fait l’expérience d’être reçu là-bas – et il retourne se poster sur la bouche de chaleur qu’il a quittée il y a une demi-heure. À nouveau, je le vois s’allonger sur le dos ou sur le ventre, très fatigué, s’agenouiller, recommencer à se verser de l’eau sur la main gauche.

« Nous essayons d’être humains »

[…] Je remarque un homme et une femme âgés d’une cinquantaine d’années, chaudement habillés, qui veillent chacun sur une personne sans abri […]

Je leur demande s’ils font partie d’une association. La femme me répond : « Non, nous habitons le quartier et nous essayons d’être humains. » Tous deux ont appelé le 115 et attendent la camionnette avec leurs protégés. Ils ont également demandé un interprète car ils ne comprennent pas ce que leur disent les deux hommes sur lesquels ils veillent. […]

Je rappelle le 15 et j’explique à nouveau la situation. Mon interlocuteur me répond qu’il ne va pas envoyer le SAMU pour un homme sans-abri qu’il faudra déposer dans un hôpital déjà débordé de personnes dans la même situation et qui n’ont pas besoin de soins, mais d’hébergement. Toutes les structures d’urgence sont engorgées, me dit-il. Je lui dis qu’il y a danger pour M. K. et j’insiste lourdement. De guerre lasse, mon interlocuteur me dit qu’il envoie les pompiers.

[…] Une camionnette avec trois ou quatre pompiers à l’avant. Je fais signe, la camionnette s’arrête, la fenêtre s’ouvre, et je commence à discuter avec l’un des pompiers. Je suis rejoint par l’homme aux cheveux longs.

Cercle vicieux

Le pompier me dit qu’ils sont déjà passés voir cet homme l’après-midi, qu’il est alcoolisé et qu’ils ne peuvent rien faire pour lui. Mon compagnon aux cheveux longs argumente : « C’est un cercle vicieux. S’il reste à la rue, il va boire pour se réchauffer et oublier. »

Le pompier ne se laisse pas convaincre et mon compagnon avance : « Avec le froid qu’il fait, il y a un risque vital. » Je vois qu’il a su trouver les bons mots, “risque vital”, face auquel les pompiers ne peuvent rester sans rien faire. « D’accord, dit le pompier, je vais examiner à nouveau cet homme. » […]

« 37, 2° », nous dit-il. « C’est une température tout à fait normale, ce monsieur n’est pas en hypothermie. Je n’ai donc aucun prétexte pour le faire hospitaliser et je ne peux rien faire pour lui. »

Suit une discussion entre les pompiers et nous deux, l’homme aux cheveux longs et moi-même. Les pompiers nous disent que leur décision peut sembler cruelle, mais que toutes les structures d’hébergement sont engorgées, que ce monsieur n’a pas besoin de l’hôpital mais d’un hébergement.

À la réflexion, cela me semble très discutable car M. K. n’a eu aucun examen médical digne de ce nom. L’interlocutrice du 115 m’a dit qu’il est invalide. Tout son corps témoigne d’un mal-être et d’une souffrance qui crèvent les yeux. Sa main gauche lui fait mal. Les pompiers auraient pu faire un examen médical plus approfondi dans leur camionnette qui est faite pour cela. Mais ils nous disent que ce n’est pas leur job de s’occuper des sans-abri et ils qu’il nous faut appeler le 115. […]

Services débordés

Il est 1 heure 15 du matin. Cela fait un peu moins de 2 heures que je suis avec M. K. Les services médicaux et sociaux sont débordés et se renvoient la balle. Je reste aux côtés de M. K. qui est à nouveau à genoux, la tête et la main gauche posées sur la grille de la bouche de chaleur […]

Nos interlocuteurs du 115 nous ont dit qu’ils craignent de venir devant la gare du Nord à cause du trop grand nombre de sans-abri qui s’y trouvent. Mais n’est-ce pas justement le rôle des “maraudes” de trouver un hébergement pour les personnes sans-abri, surtout par grand froid ? […]

Nous nous disons qu’il est quand même incroyable que dans un pays aussi riche que la France, il soit aussi difficile de mettre à l’abri des gens à la rue.

Mes compagnons me disent qu’ils attendront la camionnette du 115 jusqu’à ce qu’elle arrive et que je peux reprendre ma liberté si je le souhaite. Je les remercie et m’assure qu’ils vont bien veiller à ce que M. K. soit hébergé. Puis je leur dis que je vais rejoindre ma chambre d’hôtel à quelques centaines de mètres, de peur qu’elle ne soit occupée si je me présente trop tard. Avant de partir, je les embrasse, car une fraternité fugace mais réelle s’est créée entre nous, compagnons nocturnes du refus de l’intolérable […]

=> Source : Xavier Godinot, ATD Quart Monde

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