On parle de politique, de luttes sociales, d'écologie, de la Palestine, de poésie, d'amour même et de plein d'autres choses, et surtout, surtout de tout ce qu'on veux...
9 Novembre 2013
Le match s’achève. Laurent Dassault « fils du sénateur, frère du député et petit-fils du grand avionneur qu’était Marcel Dassault » sort du terrain. De la buée remplit ses lunettes. De
la sueur coule long de sa tempe.
« Je porte le maillot du Mont d’Arbois, de la famille Rotschild. Ce sont des amis à moi, de longue date, et je suis très fier de porter leurs couleurs. D’autant plus que nous avons un vin
en commun en Argentine, qui s’appelle Fetcha de los Andes, et c’est un lien de plus qui nous unit à la famille Rotschild. » Une imbrication des dynasties capitalistes jusque dans les
loisirs. « Je joue à Bagatelle en juin, à la Baule avec mon ami Jean-François Decaux [héritier des sanisettes et des panneaux Decaux], il m’arrive de jouer à Deauville. J’ai joué
dans le désert, sur le sable, dans l’Emirat d’Abou Dhabi. J’ai joué en Argentine, au Chili, au Brésil. J’ai joué en Arabie Saoudite. Chaque fois que je peux jouer, j’emmène mes bottes. C’est un
sport à la portée de chacun, tout le monde peut prendre un maillet et taper une balle. »
Et se payer trois quatre chevaux.
Ça sent le crottin sous la tente.
« Je m’occupe de la diversification du groupe, l’immobilier, le vin, les participations à l’étranger. Et je m’amuse beaucoup. Si vous ne vous amusez pas dans votre métier, ça ne sert à
rien… » Il me traitait gentiment, sans arrogance, me guidait vers le salon VIP : comment le dépeindre en exploiteur ?
C’est la vérité, pourtant.
La froide observation des faits.
Il suffit de lire la presse du mardi 20 mai 2008 : « La crise semble épargner l’aviation d’affaires. Après un excellent cru 2007 et malgré un pétrole cher, elle continue de bien se
porter. » C’est Le Figaro, le quotidien du groupe Dassault, qui nous en informe dans ses pages saumon : « Ces quatre mois, DassaultAviation a connu une activité commerciale assez
bonne… 2007 avait été une année record avec 212 commandes de jets… “40 % des commandes sont passées par des entreprises et des particuliers qui ne possédaient pas d’avion” explique
Alain Aubry, directeur des ventes de Dassault Aviation ».
Mais Le Figaro omet un détail l’actualité aéronautique. Il faut lire Les Échos, alors, toujours ce mardi 20 mai : cette « production qui va augmenter de 50 % d’ici trois ans » chez
Dassault s’accompagne d’une « seule ombre au tableau », « une amplification des délocalisations ». Que confirme le PDG, Charles Edelstenne : « Les délocalisations
constituent une arme décisive et nous allons être contraints d’y avoir de plus en plus recours… La démarche naturelle va être la délocalisation dans des zones dollar ou à bas coût, comme cela à
été fait par l’industrie automobile… »
Ils construisent ce monde où la délocalisation, la quête planétaire des plus bas salaires, est présentée comme « naturelle » – même lorsque « Dassault Aviation enregistre une forte
progression de son bénéfice net de 46 % au premier semestre ». Derrière ce « naturel », masqué, sans cesse, il faut révéler tout le « social » au contraire, tous les
rapports (lointains) de domination – qui font de Laurent Dassault, gentil ou pas, arrogant ou pas, un exploiteur, avec son père, ses frères, ses pairs. Avec les camions Dentressangle, avec les
hypermarchés Auchan, qui tous s’enrichissent sur le travail en miettes, sur les dimanches ouvrés, sur les temps partiels contraints, sur les salaires rognés, sur les pauses décomptées, sur la
Pologne, la Chine, l’Inde moins chères, sur les exonérations fiscales, et les spéculateurs autour qui s’enrichissent sur l’enrichissement, sur l’art en hausse, l’immobilier en hausse, le luxe
en hausse, tous les marchés de l’inutile qui prospèrent sur l’inégalité.
Mais il faut se forcer pour rétablir ce lien.
On va se forcer…
Des chevaux, de l’écologique, du luxe rustique… Voilà l’univers enchanté que décrivent les amateurs de Megève. L’image qu’ils souhaitent avoir d’eux-mêmes.
« C’est une grande marque internationale… Il y a quatre-vingts boutiques Charriol à travers le monde, plus de 3000 magasins… J’ai d’ailleurs créé une montre Megève il y a une petite dizaine
d’années. »J’ai l’air d’un con. « Charriol », je ne connaissais pas : je ne prête pas assez attention aux pages de pub du Nouvel Observateur (la plus modeste des breloques chiffre
499 € sur prixrikiki.com). Et c’est son PDG lui-même qui, en dégustant un thé, d’une voix lasse, me décrit son empire - m’accordant dix minutes comme un mauvais moment à passer.
« Depuis douze ans, je suis un sponsor fidèle du Polo des neiges. C’est qu’à Megève, il existe une culture du cheval… Avec ma famille, d’ailleurs, pendant quinze ans, nous avons pratiqué
l’art de se servir de calèches : l’été, les calèches étaient tirées par des trotteurs, et l’hiver par des traîneaux russes à quatre chevaux.
-Tout ça au milieu des 4 x 4 !, je le félicite.
-Le cheval peut passer là où le 4 x 4 ne passe pas. Le cochet attendait. Je montais au ski en calèche. Le mariage de ma fille s’est déroulé avec toutes les calèches, la grande calèche
avec six alezans blancs… Nous étions écologiques avant l’heure. Notre chalet, de cinq étages, est tout en chêne. Nous avons un vrai goût de l’étable, on en trouve tout autour. »
A l’entrée de la ville, les panneaux « Megève » sont en bois. Le palace où Nicolas et Carla ont résidé, pour leur Saint-Valentin 2009, se nomme modestement « Les Fermes de
Marie », avec des murs décorés (nous l’avons visité) d’antiques semoirs, de tamis paysans - mais avec des suites royales aux jets d’eau multidirectionnels et tout le bataclan. «
Authentique », « naturel », ces adjectifs reviennent dans toutes les bouches et dans toutes les boutiques. Une étrange alliance, un oxymore, « luxe rustique »
définit parfaitement, sans doute, cette place forte de la bourgeoisie. Car ils veulent tout, et ils ont tout.
Le luxe, bien sûr, les salles de bains avec hammam, les masseurs à portée de main, le champagne à volonté, les petits fours sur commande, les Blackberry dans chaque poche, toute la panoplie
des hautes technologies. Et à côté de ce luxe, les signes du rustique. Les signes de la simplicité. Les signes de la pauvreté. Les signes, même, du populaire. Qu’on ne les enferme pas dans
une identité sociale, de « gros riche ». Que ces businessmen, âpres au gain, champions des tableaux Excel, s’offrent une autre image d’eux-mêmes, le temps des vacances : «
proches des traditions », soucieux de « l’artisanat local », comme l’énonce Philippe Charriol, vivant « au rythme de la terre, avec lenteur, et donc la traction
hippomobile s’y prête parfaitement ».
« Le rythme de travail, c’est le contraire. Avion, hélicoptère… C’est pour cette raison, au passage, que j’ai choisi Megève comme villégiature. J’habitais souvent à New-York, à Hong-Kong,
à Shanghaï, avec un système de multi-résidences, un pied sur chaque continent, qui me permet de suivre mes affaires et le soleil. J’ai étudié les approches aériennes en provenance d’Asie,
d’Amérique, et j’ai conclu que Megève était un bon point de chute. C’est très pratique : j’atterris à Genève, et en trente minutes je suis dans mon chalet. »
Voilà la marque des nouvelles élites : leur mobilité. A l’inverse des vieilles fortunes, ancrées sur un territoire, eux n’appartiennent à aucune patrie, ne sont attachés à aucun lieu - sinon,
à la rigueur, leur lieu de vacances. C’est un mode de vie ordinaire chez les dirigeants - que le designer Philippe Starck pousse jusqu’à l’absurde : « Je cumule souvent deux cheminées
dans chaque chambre de mes vingt et une maisons. Pour aller d’un endroit à un autre, on a un avion dans lequel on habite. Nos vingt-sept motos sont réparties dans le monde, le même modèle, la
même couleur, avec la même clé. On peut aussi en embarquer deux dans l’avion. »
Comment s’étonner, dès lors, que le moindre volcan qui fume au-dessus de l’Europe, ou des pistes d’aéroport bloquées par la neige, ou un Eurostar en retard sous le Channel, fassent aussitôt
la Une des radios et télés ? Que les médias, les ministres, jusqu’à la Commission européenne, en soient scandalisés, commandent des rapports, réclament des sanctions – bien plus que, par
exemple, les 190 000 foyers qui, en 2010, se sont fait couper le gaz et se chauffent à la bougie ? C’est qu’ici, on attente à une valeur clé de l’oligarchie : le déplacement. Le bougisme –
qu’ils nous instillent. Rester mobile, sans obstacle, sans frontière : voilà qui devrait être ajouté à la Déclaration des Droits de l’Homme Blanc…
« Et depuis quand vous êtes installés à Megève ?
-Depuis l’époque où François Mitterrand est arrivé au pouvoir : y avait un grand down-turn dans l’immobilier en France, en particulier dans les endroits comme ici. On a acheté ce chalet
magnifique, avec beaucoup de salles de bain, une piscine. Mais la station, elle, déclinait un peu. Ensuite, dans les années 90, nous avons participé au renouveau de Megève avec le polo, les
calèches, les sculptures… Yes ? » Il décroche son téléphone : « Oui, j’arrive… Je suis en train de finir mon interview… » Il raccroche, remet son manteau : « Je vais y aller
parce que mon équipe va bientôt jouer… » Dans sa poche, il cherche un portefeuille.
« Laissez, je vais régler.
- Très bien. » Il me salue. « Au revoir. »
Ce serait tellement plus simple s’ils se montraient méchants, hargneux, arrogants. Ils répondraient à nos stéréotypes, et on les détesterait d’emblée.
Mais là, non. Juste une pointe de sécheresse.
Je retourne l’addition : pffff.
Vu les tarifs, je vide entièrement ma théière. Je lape ma tasse jusqu’aux dernières gouttes, en relisant mes notes : « les calèches », « l’avion », « l’authentique
», je suis déçu. Pas de grande révélation, non. Mais qu’attendrait-on ? Même en entrant dans le carré VIP, même en assistant à leurs dîners privés, même dans leurs chambres à coucher, pas sûr
que j’obtienne de grandes confessions. Lève-t-on un coin du voile, au moins, avec ces discussions ? A peine. Au contraire, même.
Oui, au contraire !
Une intuition perce en moi, en cet instant : je venais ici pour découvrir comme un secret, pour résoudre « Le Mystère des Nantis », pour affronter de près le visage hideux de
l’Exploitation. Mais c’est l’inverse, justement, qui se passe : à approcher les riches, surtout durant leurs loisirs, on ne comprend rien de leur enrichissement. Megève fonctionne comme un
masque, comme un voile pudique posé sur leur extorsion. Et c’est tout l’intérêt, alors : cette ville offre un négatif de la vie qu’ils imposent aux autres, ailleurs.
Derrière le décor, maintenant, se cachent pollution et exploitation. Les deux mamelles de leurs fortunes. _
C’est-à-dire ?
Leurs chalets sont nichés dans un repli de la montagne, avec vue sur ce paysage escarpé, un silence troublé par le « floc… floc… floc… » de la neige qui fond aux fenêtres : un grand bol d’air
frais, du « 100 % naturel » comme ils disent. Mais quel monde construisent-ils, sinon, pour se rendre au plus vite de Paris à Tokyo, de Madrid à Nairobi ? Il faut des aéroports, des
lignes à grande vitesse pour cette clientèle pressée et prisée : « Jets privés : ne vous en privez plus ! » titre Le Figaro. « Les very light jets se vendent par centaines
», « les villes françaises déroulent de plus en plus le tapis rouge aux avions privés », « l’hélicoptère est devenu le complément de l’avion d’affaires et même du TGV grâce au
projet d’implantation d’une hélisurface près de chaque gare », etc. Et surtout, des autoroutes.
Des autoroutes partout, les « 12 000 kilomètres de voies rapides » réclamés par le patronat européen (voir Fakir n°40), et vite accordés par la Commission, plus des trous dans les
Pyrénées, dans les Alpes, sous la Manche. Et pourquoi déverser tout ce béton ? Pas pour le rapprochement entre les peuples, non. Pour que les industriels, les grands distributeurs, fassent
produire leurs marchandises plus loin, moins cher, dans les « PMO » comme ils disent, les « Pays à bas coût de Main d’Œuvre », et ramènent ces chargements dare-dare vers les
marchés de consommation. Leurs profits naissent de là, de ce défilé de camions.
Dans nos campagnes, après ça, autour de nos cités, allez admirer le paysage, écouter le chant du vent, respirer un grand bol d’air pur : des tranchées bétonnées déchirent tout le pays. Tout
le pays ? Non : un petit bourg des Alpes résiste... Et qui y voit de l’ironie ? Les Mulliez résident ici, les Dentressangle également – eux dont les poids lourds sillonnent l’Europe. Sans
aucun risque qu’une autoroute ne passe sous leurs fenêtres…
Voilà pour l’écologie.
Mais le social, également, doit se lire à rebours. Que de courtoisie, ici ! C’est un univers sans saillance, tout douillet, comme si nous étions entourés de coton, avec des voix douces, une
ambiance douce, une musique douce, des visage doux, rien qui accroche, tout glisse, tout lisse. Tandis qu’au dehors, ils bâtissent un monde de violence.
La semaine dernière, dans un foyer d’urgence à Bourg-en-Bresse, je rencontrais un routier international : « Il me reste plus que ça, me montrait-il dans sa chambrette : une
commode et de l’informatique… Je faisais l’Espagne, l’Allemagne, les pays de l’est. Je dormais très peu, du lundi au dimanche. Dès que c’était férié dans un pays, je passais dans un autre.
J’ai jonglé comme ça durant des années. Le patron me réclamait ça, sinon “les étrangers étaient plus rentables” il me prévenait… Et puis, avec la fatigue, j’ai déprimé… des
hallucinations sont venues… Je conduisais dix minutes et je stoppais net : j’avais l’impression qu’un monstre était monté dans ma cabine… J’ai fait arrêt maladie sur arrêt maladie, et
maintenant j’ai tout perdu. » Ces dernières années, Norbert-Dentressangle fait pression, avec succès, auprès des gouvernements, auprès de l’Europe, pour accroître le tonnage des camions,
les horaires de travail, leur flexibilité. Et il écrème ses routiers nationaux, leur préfère des slaves moins coûteux, ou des auto-entrepreneurs qui s’auto-exploitent. Et qui, pour certains,
s’auto-suicident : deux la même semaine…
« On peut l’enlever, ce bazar à la con. On peut même le jeter au feu… »
Nous voici dans le Nord, désormais, près de Roubaix, au centre de l’empire Mulliez. Un conflit s’achève chez les Pimkie : les filles de l’atelier démontent la tente, le brasero s’éteint, et
de dépit, Mado y jette le badge qu’elle portait sur sa poitrine. « Y avait Gérard sur un tas d’or… et c’était inscrit : “Les Mulliez doivent casquer”. Mais ils ne vont pas
casquer, ils ont encore gagné. On n’a pas un jour de grève de payé. Sur les 190 licenciements, y aura pas un reclassement. » C’est la peur qui se lit, ici, la peur du lendemain, pour
soi, pour ses enfants.
D’après un expert, le taux de profit, chez Pimkie, voisinait les 20 %. Chaque employée versait, chaque année, l’équivalent de 7 600 € en dividendes aux actionnaires Mulliez, plus de sept mois
de salaire net. Encore insuffisant : déplacée en Pologne, la logistique reviendra moins cher. Et à aucune de ces petites mains, ce fort chrétien patron n’a offert de place comme vendeuse,
dans les Boulanger, Gémo, Décathlon, Auchan, du centre commercial de Tourcoing, juste à côté. Où une caissière témoigne à son tour : « Pendant sept ans, ils nous ont payés en dessous du
SMIC. On avait beau accepter les temps partiels, les coupures le midi, ça ne suffisait pas : il fallait encore que, sournoisement, ils rognent sur notre paie. La CFDT a fini par s’en
apercevoir, mais on a perdu toutes ces années. »
Megève, maintenant. Autour de moi, dans cette salle, par la vitrine, nul reflet de cette peur, de ces combines, de ces conflits. Ils sont brutaux, quotidiennement. Impitoyables,
indirectement. Mais ce lieu est fait, justement, pour dénier cette violence. Pour cacher leur tyrannie. Pour purifier leurs fortunes. Pour leur laisser l’âme tranquille, avec au cœur la
certitude d’un monde apaisé.
Ça fait penser aux portraits que publient d’eux la presse – ou aux livres à leur propre gloire. Les nababs ne se montrent plus, sérieux, derrière leur bureau, ou devant un paperboard,
préparant une OPA, fermant un site, encaissant leurs stock-options. Non, Jean-Marie Messier s’affiche un sandwich à la main et un trou à la chaussette – et dans les premières lignes de son
autobiographie, Mon vrai journal, il caresse un loup au fin fond du Canada… Quel romantique ! Et le banquier allemand Rainer Engelke, le voilà qui s’exhibe, pour Le Monde 2, dans sa position
habituelle : allongé dans la paille… Et de quoi parle Bernard Arnault, dès les premières lignes de sa « Passion créative » ? De musique ! « Quand je joue du piano, ma femme trouve
toujours mes tempi trop rapides. » Et la quatrième de couverture dévoilait toutes les qualités de ce « personnage captivant » : « pianiste, il a joué avec Seiji Ozawa à
Tokyo ; mécène, il aide des causes humanitaires ; amateur d’art, il vient de racheter l’enseigne de vente aux enchères Phillips. » Quant à Daniel Bernard, l’ex-PDG de Carrefour, «
débarqué » avec 38 millions d’€ d’indemnités, désormais conseiller chez Mc Kinsey, vice-président de Kingfisher le n°3 mondial du bricolage, siégeant au conseil d’administration de
Cap Gémini, dirigeant sa société d’investissement Provestis, consultant pour le gouvernement chinois, etc., c’est en vérité un homme d’esprit qui nourrit bien des « rêves » : «
Comme celui d’écrire un ouvrage sur Wagner et Eschyle afin de comparer les dramaturgies nordiques et grecques. Ou encore, dénicher une forêt sans château. Mais le comble du luxe serait
d’arriver à créer un jardin qui donnerait des fleurs toute l’année... » Ainsi relèguent-ils à l’arrière-plan leur richesse, presque secondaire, anecdotique - que l’on oublie la cruauté
de cette appropriation, que l’on oublie Marie, par exemple, caissière à Carrefour, en temps partiel contraint, 30 heures pour « 837 euros et 63 centimes », à qui on offre une boîte
de chocolat à 2,50 € en guise de treizième mois, au moment où l’ancien PDG (wagnérien fleuriste) ramassait le pactole. Le temps d’une photo, le carnassier se déguise ainsi en bohème.
Megève remplit la même fonction : cette station, c’est l’image qu’ils veulent se donner d’eux-mêmes. Et ils y croient. En toute bonne foi : à Paris, on aperçoit la tour Eiffel de partout –
sauf, justement, perché sur la tour Eiffel. De même, ici, on n’aperçoit rien de l’Exploitation : on est assis le cul dessus.
Très prochainement, la suite du dossier « Voyage au sommet de l’oligarchie : La France de tout en haut »
« Oligarchie », le mot revient à la mode. Voilà vingt ans, pourtant, qu’elle a pris ses aises. À Megève comme ailleurs, « dans les années 90 ». De quoi en faire une rapide histoire, au doigt mouillé.
Avant d’écrire ce papier, je réécoute les bandes.
Je transcris des passages.
Je m’arrête sur une phrase de Philippe Charriol : « Dans les années 90, nous avons participé au renouveau de Megève avec le polo, les calèches, les sculptures… »
Ça me fait tilt.
La petite histoire, discrètement, rencontre ici la grande.
Deux livres viennent de paraître, dernièrement : Le Président des riches, sous-titré « Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy », de Michel et Monique Pinçon-Charlot
(La Découverte). Et L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie, de Hervé Kempf (Seuil). Je les ai lus dans la même semaine, et la présence de ce mot, « Oligarchie », sur les deux
couvertures, m’a intrigué.
J’ai appelé la sociologue Monique Pinçon-Charlot :
« C’est la première fois que vous parlez d’oligarchie ?
-C’est vrai, jusqu’ici on ne l’utilisait pas tellement. D’habitude, on disait “haute bourgeoisie”, “classe dominante”, “beaux quartiers”, en variant pour ne pas trop se répéter. Ce qui se
passe, en ce moment, c’est la rencontre heureuse entre un vocabulaire marxiste et l’intuition des citoyens. Les gens se sentent violentés, et comme chez un thérapeute, on vient mettre ça en
mots.
-Mais y a une différence entre “haute bourgeoisie” et “oligarchie”. On n’est plus seulement dans la domination sociale, ça devient un système, qui suppose une emprise politique presque
totale.
-Tout à fait.
-Quand est-ce que vous est venu à l’esprit, puis sous la plume, ce mot “Oligarchie” ?_ -À la fin des années 90, c’était pas tellement dicible, ni audible, parce qu’on avait un
gouvernement soi-disant “de gauche”. On a commencé à prendre des notes à partir de Raffarin, de 2002. Mais l’histoire s’est accélérée, évidemment, avec Nicolas Sarkozy : il a rendu l’oligarchie
visible. Il vend la mèche tout le temps. Soit c’est son frère, son ami, son pote, à qui il confie des bouts de la Sécu, une régie publicitaire, EDF, etc. Ça devenait flagrant._ -Il me
semble, mais dites-moi si je me trompe, une autre étape, dans la découverte de cette oligarchie, c’est le référendum de 2005. Tous les grands médias, tous les grands partis, tous les grands
patrons font campagne pour le oui. Le peuple vote non. Et c’est pourtant le oui qui est validé. Ça prouvait bien qu’il existe des convergences d’intérêts supérieures à la démocratie…
-C’est extrêmement juste. D’ailleurs, on revient toujours à ce référendum. C’est rare, un pareil vote de classe, avec les ouvriers, les chômeurs, les employés contre. Et derrière, une trahison du
Parti socialiste – dont tous les candidats supposés à la présidentielle, au passage, étaient partisans du oui…_ -Ça, c’est la prise de conscience de l’oligarchie. Mais quand est-ce
qu’elle s’est constituée, cette oligarchie ?_ -Eh bien… » Elle hésite, passe de « la chute du mur de Berlin, en 1989 » à « la prise de contrôle du MEDEF par le baron
Ernest-Antoine Seillière de la Borde, en 1997, présenté comme un “tueur”, le retour des maître de forges. » En gros, donc, « dans les années 90 ».
Il faudrait écrire, sérieusement, tranquillement, une Histoire de l’oligarchie, de son « renouveau ». Au doigt mouillé, je vais l’ébaucher à grands traits.
Années 85-95 : le basculement
L’argent, d’abord, nerf de leur guerre. Entre 1983 et 1989, après une décennie 70 sur la défensive, le Capital a reconstitué ses forces. Les taux de profits atteignent des sommets. La part des
dividendes, comparé à la masse salariale, triple rapidement. On en a fini avec les « conquêtes sociales » en série (SMIC, allocations chômage, retraites à 60 ans, etc.) qui grèvent les bénéfices
– tandis qu’à l’inverse, les facilités fiscales se multiplient.
La quiétude politique, aussi. Quelques temps plus tôt, François Mitterrand menaçait encore « les maîtres de l’argent, l’argent, l’argent, les nouveaux seigneurs, les maîtres de l’armement,
les maîtres de l’ordinateur, les maîtres du produit pharmaceutique, les maîtres de l’électricité, les maîtres du fer et de l’acier, les maîtres du sol et du sous-sol, les maîtres de l’espace, les
maîtres de l’information, les maîtres des ondes. Nous ne ferons pas payer cher le malheur de tant de siècles. Mais pour l’argent, l’argent, toujours l’argent, alors c’est vrai : il ne faut pas
trop qu’ils y comptent. » Le même, à l’Élysée, prône désormais une « paix des classes » : plus aucun renversement n’est inscrit à l’ordre du jour, plus aucune force – parti,
syndicat – n’est à même de le porter.
L’élite de l’État, ensuite, se convertit au business. Des pans entiers de l’économie glissent entre les mains d’une coterie : Saint-Gobain, Paribas, Alcatel-Alstom, la Société générale, Matra,
Suez dès le gouvernement Chirac (1986-88). Le reste des bijoux de la nation suivra (Elf-Aquitaine, Renault, Péchiney, Airbus, etc.). Avec ces privatisations, on n’offre pas seulement de nouvelles
cagnottes : voici que les Inspecteurs des Finances eux-mêmes passent au privé avec la caisse – et la vident, à l’instar de Jean-Marie Messier (Vivendi), Philippe Jaffré (Elf), Michel Bon (France
Télécom), Pierre Bilger (Alstom), Jean-Charles Naouri (Moulinex). En retour, plus tard, les dirigeants du CAC 40 géreront directement leurs affaires, deviendront ministres de l’Économie : Francis
Mer (Usinor) et Thierry Breton (France Télécom). S’opère une union, au sommet, entre les hauts fonctionnaires et les grands patrons - deux élites qui, auparavant, se fréquentaient bien sûr, mais
qui désormais fusionnent. L’oligarchie politico-économique ne fait plus qu’une.
Et médiatique : en 1987, l’État confie TF1 à Francis Bouygues. La Générale des eaux, alias Vivendi, récolte Canal +, et la Lyonnaise des eaux M6. Les radios commerciales colonisent la bande FM.
Jean-Luc Lagardère s’approprie Europe 1 – et se partage magazines et journaux avec l’autre marchand de canons, Serge Dassault : à l’un Le Monde, à l’autre Le Figaro. Bref, les idées qui se
fraieront un chemin jusqu’aux masses seront bien triées, filtrées, tamisées, avec juste la dose d’insolence qu’il faut. Sans compter que l’étoile rouge a pâli, qu’elle ne fait plus envie.
Cette oligarchie nationale, enfin, s’est adossée, solidement, à une oligarchie mondiale. Sous la houlette du (si peu) socialiste Jacques Delors, guidé par le patronat européen (voir Fakir n°40),
l’Europe de la libre concurrence se bâtit par-dessus les peuples : grand marché, monnaie unique, critères de convergence… Ces caps fixés, voilà qui limite, voire interdit, les soubresauts
nationaux : « Les entreprises, surtout internationales, se félicite Bernard Arnault, ont des moyens de plus en plus vastes et elles ont acquis, en Europe, la capacité de jouer la
concurrence entre les Etats. (…) L’impact réel des hommes politiques sur la vie économique d’un pays est de plus en plus limité. » Et de conclure lui-même : « Heureusement.
» Tous ces organismes internationaux, CEE, FMI, OMC, tempèrent, ou annulent, les crises de la populace – désormais résignée.
Assurée de son hégémonie, voire d’une « fin de l’histoire » tout à son avantage, l’oligarchie peut jouir sans entraves.
Années 95 - 2005 : la jouissance
En 1997, la société informatique Cap Gémini et la banque d’affaires Merrill Lynch publient le premier World Wealth Report - « Rapport sur la richesse mondiale ». D’année en année, ces
documents se succèdent, avec un constat qui varie peu : « une augmentation du nombre d’individus à très hauts revenus – High Net Worth Individuals (HNWIs) – autour du globe et une
augmentation de la valeur de leur patrimoine », « 9,5 millions de personnes possèdent un patrimoine supérieur à 1 million de dollars, soit une hausse de 8,3 % par rapport à 2005 »,
« la population des individus à très hauts revenus a crû de 17,1 % pour atteindre les 10 millions de personnes en 2009 », etc. Si, une nouveauté : en 2003, sont inventés les «
Ultra-HNWIs » - les ultra-hyper-friqués, « ceux dont le patrimoine est supérieur à 30 millions de dollars » - et dont la « fortune croît », on s’en doute, « plus
vite encore » que celle des « HNWIs ».
C’est le temps – toujours pas achevé – des parachutes dorés.
Des stock options.
Des golden boys.
Où, comme l’écrit Newsweek, « les vraiment riches se mettent à l’écart des simples millionnaires, derrière des portes fermées ».
Bref, la prospérité est en au rendez-vous. Et comme aucun péril ne menace, on peut l’afficher sans complexe : « Grande plaisance : la course au luxe », titrent ainsi Les Échos. «
J’ai l’habitude de dire : au-dessus de 50 m, c’est un million de dollars du mètre, évalue Vincent Laroque, le « production manager » (ça veut dire « directeur ») de Monaco
Marine Group. Donc 50 m, ça fait 50 millions de dollars. Après, ça dépend de l’équipement. L’été dernier, par exemple, on a reçu Octopus, qui est un 126 m. Eh bien dedans, vous avez un
sous-marin, un hélicoptère, c’est bourré de jouets… C’est une période faste qui dure. On était à 5000 yachts dans les années 2000-2002, et on doublera en 2010. En sept ou huit ans, on aura
doublé. »
Voilà qui vaut pour les bateaux. Mais également pour l’immobilier : « Les hôtels particuliers ont la cote » grâce à « la mondialisation [qui] crée de plus en plus de
multimillionnaires », notait la même édition des Échos. Et tout le haut de gamme, les fourrures, les alcools, les parfums, les bijoux, les montres, etc. explose – pour la plus grande joie de
LVMH, qui « a de nouveau enregistré une progression à deux chiffres de son chiffre d’affaires au premier trimestre 2007 », ou encore de L’Oréal qui « connaît une croissance du
bénéfice à deux chiffres pour la dix-neuvième année consécutive ».
C’est « dans ces années 90 », donc, que Megève connaît un « renouveau » : il n’y a pas de hasard. Sans doute fallait-il des hommes, dynamiques, pour y « participer »,
avec « le polo, les calèches, les sculptures », mais à peine semée, la graine ne demandait qu’à germer. Les capitaux étaient disponibles. Les mécènes, assez opulents pour déverser leurs
bienfaits. Et assez confiants pour ne pas cacher leur fortune. Les professionnels du luxe, prêts à envahir la station – de boutique Hermès en galeries d’art, des antiquaires aux promoteurs des «
chalets rustiques de standing ».
La petite histoire, locale, microscopique, rencontre bien la grande, la globale – celle qui répartit richesses et pouvoirs. Celle qui voit le triomphe d’une oligarchie, avec ses ghettos.
Années 2005-…. : la révolte ?
La prise de conscience d’un phénomène a souvent un wagon de retard, voire plusieurs trains, sur le phénomène lui-même. Sur cette « oligarchie », qui s’épanouit pourtant depuis vingt ans,
les Pinçon-Charlot ne posent ce mot qu’aujourd’hui. Mais les aurions-nous écoutés, avant ? Ou les aurions-nous qualifiés de « démagogues », « populistes », cherchant à ranimer
une antique « guerre des classes », des originaux à ranger dans la fraction minoritaire de l’extrême-extrême gauche ?
Car autre chose, encore, a ralenti – voire interdit – cette prise de conscience. Avec le naufrage soviétique, le bébé marxiste fut jeté avec l’eau du bain stalinienne. Tout un vocabulaire, toute
une lecture du monde, toute une division en « riches » et « pauvres » devenaient tabous, jusqu’au nom d’ « ouvrier »…
Il a fallu des expériences, et des échecs, pour que l’idée se fasse jour, lentement, dans quelques esprits, pour qu’elle redevienne « dicible et audible », se répande dans d’autres
cerveaux. À quoi ont servi toutes les protestations, à Gênes, à Davos, à Seattle, nées à la fin des années 90 – et qui s’épuisent aujourd’hui ? Elles n’ont qu’à peine troublé l’ordre économique,
certes. Elles n’ont guère empêché la baisse des barrières douanières par l’OMC, la mise en coupe réglée de l’Afrique par le FMI, la marchandisation du vivant. Elles ont encore moins abouti à la
taxation des transactions financières – et on peut les enregistrer comme autant de défaites. Mais ces manifestations ont allumé une lumière, dans une décennie morose : ils décident sans nous.
L’aventure du 29 mai 2005, en France, suivie du Traité de Lisbonne a renforcé, étendu cette conviction – l’a rendu majoritaire. Et le sans-gêne de Nicolas Sarkozy, dès ses premières heures de
présidence, de sa Nuit du Fouquet’s à son odyssée sur le Paloma, ont déchiré le voile : pour beaucoup, l’oligarchie – ce vocable hier interdit – est devenue une évidence. Que le journaliste du
Monde Hervé Kempf, guère bolchevique, pas même marxisant, en fasse sa cible, voilà qui signale une radicalisation possible du pays.
Et même des pays. « Income inequality seen as the great divide. » « L’inégalité de revenus est regardée comme le grand clivage. » C’est un titre, non de L’Huma Dimanche, mais du
Financial Times : « L’opinion publique à travers l’Europe, l’Asie et les Etats-Unis est significativement homogène pour considérer que le fossé entre riches et pauvres est trop large, et que
les riches devraient payer plus d’impôts. L’inégalité des revenus a émergé comme une question politique hautement conflictuelle dans beaucoup de pays, pendant que la dernière vague de la
mondialisation a créé une “super-classe” de riches. Des majorités nettes dans tous les pays s’accordent à dire que les impôts devraient être augmentés pour les riches et diminués pour les
pauvres… » (19/05/08). À coup sûr, ce sondage n’aurait pas obtenu les mêmes résultats, il y a dix ans, ou vingt ans – avec cette aspiration égalitariste. Et à coup encore plus sûr, la bible
des financiers ne l’aurait pas commandée, publiée…
À nous de jouer, maintenant. À nous, de retrouver des forces – des partis, des syndicats – pour leur crier, toujours plus haut, plus fermement, à ces « maîtres de l’argent, l’argent,
l’argent », à ces « nouveaux seigneurs », à ces « maîtres de l’armement, maîtres de l’ordinateur, maîtres du produit pharmaceutique », que « nous ne ferons pas payer
cher le malheur de tant de siècles. Mais pour l’argent, l’argent, toujours l’argent, alors c’est vrai : il ne faut pas trop qu’ils y comptent. »
À nous de les faire descendre de leur Olympe alpin, eux que l’argent a fait dieux.
François Ruffin