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28 Juillet 2013
Contre l’oligarchie, la finance, les médias : que faire ? (Partie 2/3)
Contre l’oligarchie, la finance, les médias : que faire ? (Partie 3/3
On le sait, désormais : qu’on leur laisse les mains libres, et pour maintenir leurs profits, ils iront jusqu’au bout. Jusqu’au désastre. Comment on va s’y prendre, alors, pour leur retirer le pouvoir ? Mon « Que faire ? » ressemblerait plutôt à « Que ne pas faire ? » Qui ne va pas vous brosser, chers lecteurs, dans le sens du consensus…
« Le changement climatique est déjà en cours, il faut donc s’y adapter. On n’en connaît pas encore l’ampleur mais on sait que le mouvement est inéluctable. »
En ce mois de juillet, ma fille de quinze jours sur les genoux, je regarde i-Télé. À l’écran, la ministre de l’Écologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, se vante que « la France est la première à faire ce ‘plan d’adaptation au changement climatique’. » Et de prévoir, des « constructions de digues », des « essences d’arbres plus résistantes à la sécheresse ».
On en est là.
Nous sommes invités non plus, comme hier, à « combattre les changements climatiques ». Même plus à « limiter ces variations climatiques + 1, +2, +3° ». Mais simplement à nous « adapter ». Et bientôt, nous devrons « apprendre à en tirer des avantages »…
On le sait, désormais : ils iront jusqu’au bout.
Ils raseront les forêts. Ils videront les mers des thons, des baleines, des sardines. Ils pressureront les roches. Ils feront fondre les pôles. Ils noirciront l’Alaska. Ils réchaufferont l’atmosphère jusqu’à ébullition. Ils nous vendront un air coté en Bourse. Ils affameront des continents. Ils sauveront les banques avec nos retraites. Ils solderont les routes, les îles, les jardins publics au plus offrant. Ils spéculeront sur nos maisons, notre santé, notre éducation. Ils mettront, à force de stress, la moitié des travailleurs sous antidépresseurs – et l’autre moitié au chômage. Ils lèveront des impôts sur nos égouts, nos chaussettes, notre haleine – plutôt que de toucher à leurs bénéfices.
Le doute n’est plus permis : qu’on les laisse faire, et tout ça ils le feront. Voilà leur programme pour ne rien changer, ou si peu. Pour préserver leurs privilèges, leurs dividendes, leurs jets privés, leurs allers-retours en classes affaires. Pour se bâtir des ghettos sociaux, sécuritaires, climatiques – où les plus riches de nos enfants, les plus serviles, les plus laquais, seront admis en leur compagnie.
Ils nous mènent là, tout droit.
Comment on va faire, alors, pour leur retirer le pouvoir ?
Et donc pour le prendre ? Je me pose la question, là, sérieusement, pas en l’air, et je vous la pose : quel est notre plan d’attaque pour, pas simplement opposer des résistances, éparses, épisodiques, contre une mesure injuste, contre un aéroport qui ouvre, contre un hôpital qui ferme, etc. mais bien pour que cesse le règne de cette bande organisée ?
C’est une question ambitieuse, certes, mais nécessaire. Et ce qui me surprend, à vrai dire, c’est moins ma prétention d’aujourd’hui que notre longue modestie d’hier : que cette question, nous l’ayons si longtemps évitée. Qu’elle n’arrive qu’après douze années de Fakir et 52 numéros. Qu’on ait, dix fois, cent fois, rencontré des ouvriers déprimés, des intérimaires surdiplômés en attente d’une mission de cariste, des jeunes qui traînent leur désarroi d’un club de muscu aux barres de HLM, qu’on ait montré en face les méchants à millions, les François Pinault, Bernard Arnault, Laurence Parisot, « la France de tout en haut », mais sans se demander, un jour, pour de bon : comment on les abat, ces tyrans de l’argent ? Bref, que ce point-clé ne soit guère abordé, ou à peine, dans les réunions publiques d’ATTAC, des « intersyndicales de lutte », etc.
Notre modestie a ses raisons.
Nous sortons à peine d’une longue convalescence politique – encore trop affaiblis pour songer, vraiment, au pouvoir et à sa conquête. On doit s’y mettre, pourtant. Dans les temps troublés qui s’annoncent, il nous faut être prêts.
Sans jouer au prophète, l’histoire gronde à nos portes. Si elle tourne mal, nous aurons notre responsabilité dans cette débâcle. C’est que, collectivement, on se sera montrés impuissants, incapables de surgir, tous ensemble, sur le devant de la scène, pour troubler le cours de leurs intrigues. Nous aurons manqué, nous manquons jusqu’ici, de lucidité, de détermination, de maturité.
Comment ne pas ressentir, avec douleur, la disproportion entre l’immensité de notre tâche et notre médiocre organisation ?
Il nous faut mûrir vite.
À chacune de mes interventions, sur les médias, la guerre des classes, le protectionnisme, la question revient : « À la fin, c’est nous qu’on va gagner, proclame votre slogan. D’accord, mais comment ? » Je botte en touche, d’habitude, du genre « Quand je serai candidat à la présidentielle, je vous préviendrai ». Je vais m’y coller, aujourd’hui, avec la conscience très nette de mes lacunes. Avec le sentiment, aussi, de ré-inventer l’eau chaude, un ba-base guère original. Avec la conviction, enfin, que ces pages ne font qu’ouvrir le dossier (qui ne sera jamais fermé).
Mon « Que faire ? », pour l’instant, ressemblerait plutôt un « Que ne pas faire ? ». J’ignore quelle route mène au triomphe – toujours relatif, jamais définitif. Je vois mieux, en revanche, à force de suivre des conflits, ou d’y participer, à force de tâter le pouls militant du pays, à force aussi de lectures, je vois mieux dans quelles impasses on s’enfonce. Combien on aime, parfois, se réconforter avec de faux remèdes, se bercer avec de douces illusions.
Il est temps de dissiper ce brouillard.
D’essayer, du moins.
Dans mon esprit, d’abord.
Attendre l’écroulement
« De toute façon, tout va s’écrouler. » En ces semaines où l’euro tremble, où les bourses vacillent, le propos tourne en boucle chez les radicaux. Ce raisonnement, j’en suis familier : étudiant à l’université, je lisais pieusement les éditoriaux de Ignacio Ramonet dans Le Monde diplomatique – qui semblait annoncer, pour très bientôt, un effondrement du capitalisme, nouvelle que j’accueillais avec une moue de scepticisme, mais bon, c’est lui qui savait. Je n’ai plus vingt ans, et cette même promesse – qui déborde toujours dans la presse de gauche – me lasse franchement.
Sous nos yeux, le libéralisme s’est bel et bien “kraché” en 2008. Et alors, qu’avons-nous vu ? La finance s’est remise sur pieds, presque intacte, avec nos deniers. De crise en crise, au XXème siècle, le capitalisme s’est effondré dix fois. Et alors ? Comme un serpent qui fait sa mue, il a juste changé de peau.
Ce fatalisme optimiste témoigne de notre paresse, ou plutôt de notre impuissance : nous n’aurions rien à construire, juste à attendre la chute d’un système. Passivement. En observateurs. Applaudissant de l’extérieur que le fruit libéral, non plus mûr, mais pourri, nous tombe tout cuit dans le bec. Mais s’il suffisait de ça, nous l’aurions ramassé, déjà, le pouvoir, après l’épisode des « subprimes ». Nous leur aurions vidé les poches, aux actionnaires. Nous les aurions descendus de leur trône, les PDG les banquiers les traders – qui ont démontré leur faillite, éthique comme pratique.
Ils règnent toujours.
C’est que, jusqu’alors, nous n’avons pas de bras. Nous sommes comme des manchots bavards, des estropiés de la politique, ponctuant l’actualité d’ « on vous l‘avait bien dit », mais sans mains assez puissantes, assez conscientes, pour leur vider les poches, pour les descendre de leurs stèles, pour ramasser ce pouvoir. Sans instrument à saisir, bien contondant, pour, lorsqu’ils s’affalent, les maintenir à terre – et refaire la loi.
Attendre la fin du pétrole
Ce passivisme a aussi sa variété écologiste : « Avec la fin du pétrole, qu’on le veuille ou non, il faudra bien que ça change. »
Mais qu’on les laisse faire, et avant cette « fin du pétrole », ils auront foré l’Antarctique, l’Amazonie, ils auront troué le globe pire que des mites. Qu’on les laisse faire, et ils remplaceront l’or noir par d’autres énergies, plus dangereuses comme le nucléaire, plus polluantes comme le charbon. Qu’on les laisse faire, et l’ « après pétrole » ne sera guère plus égalitaire, guère plus écologique.
Aucune fatalité historique, ici non plus : la disparition d’une matière première ne promet, en soi, aucun « lendemain qui chante ». Tout dépend – là encore – de ce que les forces sociales en feront, le meilleur ou le pire.
Attendre la Révolution
« Ils ne cherchent pas une révolution, mais une révélation. » Saul Alinsky, grand activiste américain, déclarait ça, dans son Manuel de l’animateur social. Et à entendre des camarades, en effet, parfois, on a l’impression d’une mystique : comme si le mot « Révolution » contenait, en soi, le paradis. Comme si cette Révolution nous tomberait dessus par miracle, comme un éclair fend le ciel, mondiale même, et que dans l’instant même, la Justice resplendirait, le lait et le miel couleraient d’une corne d’abondance, toutes les difficultés soudain résolues.
Je ne partage pas cette vision céleste. Un processus révolutionnaire s’inscrit dans la durée – et s’écrit dans la douleur. Aucune « lutte finale » ne clôt l’histoire : elle se poursuit, avec ses incertitudes, ses découragements, ses tragédies, ses fulgurances. Et au lendemain d’une révolution, une autre est à préparer – comme Sisyphe remontant son rocher.
Sans attendre cette grande explosion, cette Révolution à majuscule, nous soutiendrons tous les petits progrès, toutes les mesures qui – à défaut d’abattre le capitalisme et d’amener le Nirvana sur Terre – diminuent la précarité, réduisent le temps de travail, desserrent l’étreinte de la finance. Non pas seulement (mais ce n’est pas rien !) pour les améliorations, très concrètes, apportées à l’existence des jeunes, des femmes, des salariés. Surtout, pour la confiance que ces victoires d’étapes restaurent, la confiance des travailleurs dans leurs propres forces – comme un nouvel appétit de conquêtes.
Attendre que ça pète
Cet attentisme a sa variante sociale : le çavapétisme.
« Ca va finir par péter, on est tombés tellement bas. Ou alors, il faut attendre qu’on tombe encore plus bas ? »On peut tomber bien plus bas, et sans sursaut à la clé. Qu’on observe Haïti : à force de désastres politiques, économiques, climatiques, il ne reste de cette île qu’un champ de ruines – sans, à l’horizon, le moindre « grand soir ».
Admettons que ça pète un jour.
Ça a pété chez les Contis, après tout, et quelques imprimantes ont bien volé à la sous-préfecture de Compiègne. Des voitures ont cramé, par centaines, à l’automne 2005 dans les banlieues françaises. Elles brûlent aujourd’hui en Angleterre. Mais les jacqueries ne font pas des révolutions, ces révoltes ne suffisent pas – très loin de là – à transformer un ordre solidement établi.
C’est à la lumière de ce spontanéisme, pourtant, que nous relisons notre histoire : en 1789, la colère du peuple aurait « explosé » et porté la Grande Révolution. C’est oublier l’essentiel : la lente montée en puissance, auparavant, économique, idéologique, de la bourgeoisie. Qui s’est sentie assez forte, alors, assez implantée dans le pays, non seulement pour refuser un nouvel impôt royal, mais pour faire sécession, pour se déclarer « Assemblée nationale » hors des États Généraux – et se prétendre alors la Nation à elle seule. Pour, finalement, contre l’aristocratie et l’Église, s’appuyer sur le prolétariat parisien et les paysans des campagnes – en s’efforçant, ensuite, de les calmer.
Même au présent, on se trompe – ou l’on se ment. Ainsi pour la grève générale, en Guadeloupe. On aimait croire ça, dans la gauche radicale, que le LKP avait « surgi d’un coup », qu’une « étincelle avait mis le feu au baril » – et qu’il ne manquait donc, à nous également, que cette étincelle, ce hasard presque.
En se rendant sur l’île, un été, c’est tout l’inverse que nous avons découvert. Nul remède secret, aucune potion magique, mais la patiente construction d’une organisation. Des années à bâtir l’UGTG, un syndicat d’ « action de masse » et de « lutte des classes ». Le recrutement de militants, dans des mini-réunions, sous des néons blafards. Des tractages dans les courses cyclistes, sur les marchés, à la sortie des cimetières. Jusqu’à obtenir des scores écrasants aux élections prud’homales. Il a fallu tout ça, avant de bâtir la Ligue Kont la Pwofitation, avant de sonder les cœurs antillais, avant de lancer une grève générale – qui ne se décrète pas comme on jette les dés.
À nous de rompre avec cette illusion : que de la crise naîtra forcément une révolte. Que les foules se mobiliseront spontanément.
Mon ton, un peu donneur de leçons, grandiloquent, vous agace ? Journaliste, je déborde de mon rôle, passant de la description à la prescription ? Vous êtes en désaccord sur tel point, et j’ai oublié tel autre ? Nulle part, ici, je n’ai abordé la question du programme – c’est-à-dire des fins, me concentrant sur les moyens, mais peut-on traiter les deux séparément ? Vous avez raison : j’ai bien conscience, moi-même, de mes insuffisances, de mes balbutiements – et j’attends vos réactions, vos critiques, qui me feront progresser. Qui nous permettront d’avancer, ensemble, dans ce vaste dossier « Que faire ? » – ou, au moins, de clarifier nos désaccords.
Reste que, durant cette semaine, j’ai tenté de me confronter, franchement, sincèrement, à cette question, de me hisser à sa hauteur – préférant la lourdeur des évidences à la fantaisie des innovations : comment va-t-on retirer le pouvoir à cette oligarchie ?
Pour m’engueuler : francois@fakirpresse.info
Par François Ruffin, 15/02/2012 , fakir N°52 (09-11 2011)