Boycott d’Israël. La France cherche à contourner les décisions de la justice européenne
7 Octobre 2023
Dans un arrêt récent, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France et confirmé la légalité des appels au boycott des produits israéliens. Au lieu de se plier à cette décision, Paris tente de la contourner, au mépris du droit.
En rendant en juin 2020 un arrêt condamnant la France dans l’affaire Baldassi, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a mis — en principe — un terme à une longue controverse juridique sur la légalité des appels au boycott des produits originaires d’Israël, lancés par diverses ONG dans le cadre de la campagneBoycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS), elle-même initiée en 2005 par la société civile palestinienne.
Les autorités françaises se sont distinguées au plan mondial en ayant encouragé le pouvoir judiciaire à appliquer aux appels citoyens au boycott des produits israéliens leur législation pénale concernant « l’incitation à la haine et la discrimination » (article 4, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse). Cette politique s’est concrétisée par l’adoption, le 12 février 2010, de la « circulaire Alliot-Marie » (du nom de la garde des Sceaux Michèle Alliot-Marie) appelant les parquets à assimiler les appels au boycott à des « provocations à la discrimination» et à entamer systématiquement des poursuites.
La jurisprudence en la matière s’était révélée assez contrastée, certains juges préférant en définitive faire prévaloir la liberté d’expression sur les injonctions répressives. La question a été réglée par la Cour de cassation, qui a confirmé la pénalisation de l’appel au boycott des produits israéliens par un arrêt rendu en 2015, à la motivation très sommaire.
LIBERTÉ D’EXPRESSION
Saisie d’un recours dans cette affaire, la CEDH a considéré que la condamnation d’une série de militants pour avoir participé à une action de boycott dans un supermarché était contraire à la liberté d’expression. La Cour a relevé que « tel qu’interprété et appliqué en l’espèce, le droit français interdit tout appel au boycott de produits à raison de leur origine géographique, quels que soient la teneur de cet appel, ses motifs et les circonstances dans lequel il s’inscrit », ce qui avait conduit le juge national à considérer « de manière générale que l’appel au boycott constituait une provocation à la discrimination ». Or, selon la Cour européenne, on se trouvait en l’occurrence en présence de propos relevant « de l’expression politique et militante », portant sur « un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés ». Cela impliquait « un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression ».
La Cour en conclut que « l’appel au boycott », même s’il est « source de polémiques […] n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance ». Pour ces raisons, la CEDHdécide que la France a violé le droit à la liberté d’expression, le juge interne n’ayant pas « appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 » et ne s’étant pas « fondé sur une appréciation acceptable des faits ».
PARIS PERSISTE ET SIGNE
Après cet arrêt, on se serait attendu à ce que les autorités françaises abrogent les circulaires recommandant de poursuivre les actions de boycott et indiquent, au contraire, qu’en leur principe elles sont protégées par la liberté d’expression. C’est le droit commun applicable à tout discours politique qui aurait ainsi été de mise : seul le constat de propos spécifiques dégénérant en antisémitisme pourrait donner lieu à l’entame d’une procédure pénale.
Pourtant, une autre voie a été privilégiée, qui donne le sentiment que la France entend minorer l’arrêt de la Cour et préserver, au moins en apparence, le principe d’une incrimination de l’appel au boycott des produits israéliens. En effet, le 20 octobre 2020, le ministre français de la justice Éric Dupond-Moretti a fait publier une nouvelle circulaire (une « dépêche ») « relative à la répression des appels discriminatoires au boycott des produits israéliens » par laquelle le fondement légal des poursuites est réaffirmé, simplement accompagné d’une exigence plus stricte de « motivation des décisions de condamnation ». De manière très sinueuse, cette circulaire explique que des poursuites ne devront être engagées que si « les faits, considérés in concreto, caractérisent un appel à la haine ou à la discrimination »,en vérifiant en quoi la « teneur » de l’appel au boycott en cause, ses « motifs » et ses « circonstances » en révèlent une nature délictueuse. Elle précise encore que le « caractère antisémite de l’appel au boycott » peut découler non seulement de « paroles, gestes et écrits » qui l’accompagnent, mais peut également se « déduire du contexte ».
La circulaire conclut que « les opérations de boycott de produits israéliens sont, à ces conditions, toujours susceptibles de caractériser le délit de presse de provocation publique à la discrimination à l’égard […] d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une nation ».
Le ministre ne retient donc de l’arrêt de la CEDH qu’un besoin de motiver plus précisément les condamnations, mais aucunement une remise en cause plus fondamentale du principe même de la répression de l’appel au boycott. Or, comme on l’a vu, la CEDH a condamné précisément l’interprétation donnée en droit français qui aboutissait à interdire tout appel au boycott de produits « à raison de leur origine géographique », motivé par le souci d’application du droit international par Israël bénéficiant d’une protection renforcée au regard de la liberté d’expression. De ce point de vue, la circulaire n’explicite guère en quoi devraient consister les éléments de contenu ou de contexte susceptibles de rendre « discriminatoire » voire « antisémite » un appel au boycott des produits israéliens — que la Cour européenne estime parfaitement licite —, seuls des propos ou actes distincts étant de nature à le faire « dégénérer » par leur dimension violente, haineuse ou intolérante.
En jouant constamment sur l’ambigüité, la directive ministérielle tente de maintenir en l’état l’interprétation du penchant discriminatoire intrinsèque de l’appel au boycott. Le juge est simplement invité à expliciter davantage sa motivation.
UNE DÉFINITION DE L’ANTISÉMITISME AU SERVICE DE LA RÉPRESSION
La circulaire renvoie notamment à l’examen des « motifs » et de l’« intention » des militants pour évaluer le caractère délictueux de l’appel au boycott. Dans l’arrêt Baldassi, la Cour a pourtant constaté que la campagne BDS relevait de l’expression politique et visait au respect du droit international par Israël, question d’intérêt général. On aperçoit dès lors mal quels motifs ou intentions animant normalement les militants pourraient rendre l’appel au boycott discriminatoire, ou quel « contexte » le rendre antisémite, sauf à se référer à une appréciation générale du mouvement BDS comme expression d’un antisémitisme sous-jacent, en se fondant sur la définition de l’antisémitisme adoptée en 2016 par une organisation internationale, l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (l’International Holocaust Remembrance Alliance, IHRA), qui regroupe 34 Etats membres, principalement européens. Les problèmes que pose cette définition au regard de la liberté de critique de la politique d’occupation israélienne ont été soulignés à de très nombreuses reprises, compte tenu du fait qu’une majorité des exemples cités comme forme contemporaine d’antisémitisme sont liés à l’État d’Israël, « perçu comme une collectivité juive ». Cela n’a pas empêché la définition d’être adoptée, sous des formes variées et avec certaines ambigüités, par différents États, institutions européennes (Parlement et Conseil) ou partis politiques, notamment.
En France, la « résolution Maillard » « visant à lutter contre l’antisémitisme » déposée à l’Assemblée nationale le 20 mai 2019 entendait valider l’idée selon laquelle « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme ». En définitive, la résolution ne sera adoptée le 3 décembre 2019 que dans une version allégée ne mentionnant plus expressément l’antisionisme ; mais elle n’en approuve pas moins la définition « opérationnelle » de l’IHRA, présentée comme « un instrument efficace de lutte contre l’antisémitisme dans sa forme moderne et renouvelée, en ce qu’elle englobe les manifestations de haine à l’égard de l’État d’Israël justifiées par la seule perception de ce dernier comme collectivité juive », et destinée notamment à « soutenir les autorités judiciaires et répressives dans les efforts qu’elles déploient pour détecter et poursuivre les attaques antisémites de manière plus efficiente et plus efficace ».
On peut craindre alors que le raisonnement qui se trouve au fondement de la nouvelle circulaire ministérielle consiste à isoler de manière artificielle des éléments de langage accompagnant la campagne ou les actions de boycott, pour les faire correspondre à certains exemples donnés en illustration de la définition IHRA, et caractériser ainsi une dimension discriminatoire ou haineuse des discours en cause. Sans entrer dans tous les détails, on peut mentionner certains éléments des exemples de la définition IHRA qui pourraient être mobilisés pour tenter de « ré-incriminer » les appels à boycott.
« LE TRAITEMENT INÉGALITAIRE DE L’ÉTAT D’ISRAËL »
Tout d’abord, de manière très générale, les explications données par l’IHRA sur sa définition indiquent que certes, « critiquer Israël ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme », mais à la condition que la critique soit exprimée « comme on critiquerait tout autre État ». Cette exigence extrêmement floue est illustrée par l’un des exemples ensuite mentionnés, qualifiant d’antisémite « le traitement inégalitaire de l’État d’Israël, à qui l’on demande d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre État démocratique ». Un autre exemple est celui qui renvoie au fait d’affirmer que « l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste », sachant que la campagne BDS est inspirée de celle mise en œuvre à l’encontre du régime raciste d’Afrique du Sud et fait référence au caractère d’apartheid que présenterait la politique israélienne d’occupation et de traitement de la population palestinienne.
Ces exemples de la définition IHRA sont largement utilisés par des défenseurs de l’État d’Israël pour qualifier d’antisémites des propos ou des campagnes qui se limitent pourtant à une critique parfaitement légitime de politiques concrètes qui violent le droit international et les droits de la population palestinienne. Le mouvement BDS est fréquemment taxé d’antisémitisme, en prenant appui sur la définition IHRA. De manière significative, en mai 2019, le Bundestag a adopté à une très large majorité une résolution déclarant que « les schémas et méthodes d’argumentation du mouvement BDS sont antisémites » et condamnant « toutes les déclarations et agressions antisémites qui sont formulées comme de prétendues critiques de la politique de l’État d’Israël, mais qui sont en réalité des expressions de haine des Juifs », par référence à la définition IHRA. Et plus récemment encore, en novembre 2020, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a publié un communiqué déclarant : « Comme nous l’avons dit clairement, l’antisionisme est de l’antisémitisme. Les États-Unis s’engagent donc à contrer la campagne mondiale BDS comme une manifestation d’antisémitisme ».
UN DÉBAT LÉGITIME
On constate ainsi une tendance de certains États à utiliser la définition IHRA pour assimiler toute action de boycott visant Israël à une forme d’antisémitisme. La mobilisation d’une telle argumentation en France n’est dès lors pas à exclure, dans la tentative de maintenir une forme d’incrimination des campagnes BDS. On retrouve cette dialectique dans le discours d’une série de personnalités ou d’associations qui défendent de manière quasi inconditionnelle la politique de l’État d’Israël, comme le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).
Et c’est dans cette perspective qu’on pourrait voir dans l’ambivalence de la circulaire du ministre de la justice une invitation à qualifier de « discriminatoires » ou « haineux » les appels au boycott des produits israéliens, en considérant qu’ils se réfèrent au « racisme » de la politique de colonisation pratiquée par Israël, ou qu’ils lui appliquent un « double standard », en s’abstenant d’appeler au boycott dans d’autres situations de violations du droit international dans le monde. En principe, l’arrêt rendu par la CEDH devrait avoir apporté un démenti clair à cette conception, mais la circulaire publiée en octobre 2020 s’évertue à entretenir le doute.
À ce stade, les effets qui seront produits par la circulaire ministérielle française du 20 octobre 2020 demeurent incertains. Va-t-elle déclencher une nouvelle vague de poursuites à l’encontre des actions de boycott, moyennant une adaptation de leur motivation juridique fondée le cas échéant sur la définition IHRA de l’antisémitisme ? Ou le ministère public va-t-il opter pour la prudence en prenant en considération les enseignements de l’arrêt Baldassi et en admettant le principe de la légitimité et de la légalité de l’appel au boycott des produits originaires d’Israël ?
Bien entendu, il n’est pas du tout exclu que des actes ou des propos véritablement antisémites puissent intervenir à l’occasion ou sous prétexte d’actions BDS, mais la législation commune permet aisément d’y répondre, sans qu’il soit besoin d’une circulaire interprétative aux termes alambiqués. La CEDH avait précisément indiqué que la limite à ne pas dépasser n’est franchie que lorsque l’appel au boycott « dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance ». C’est effectivement là que se situe la frontière permettant de concilier la nécessaire lutte contre l’antisémitisme et la critique de la politique d’Israël, relevant d’un débat légitime protégé par la liberté d’expression.