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28 Septembre 2019
Jacques Chirac est mort. J’ai ressenti de la peine. Je ne m’attendais pas à ce sentiment. Pendant des années, Jacques Chirac a fait partie de mon quotidien. Je l’ai observé comme un enfant rêvasseur regarde une fourmi trimballer quelque chose de trop gros pour elle. On ne se connaissait pas personnellement pourtant je le connaissais intimement, au moins dans ce qu’il acceptait qu’on montre de lui publiquement.
Je n’ai jamais rencontré Jacques Chirac, je ne sais pas exactement ce qui me motive à écrire ça ce midi, alors que j’ai tant d’autres choses à faire. Peut-être parce que de tous les Chiracologues qui vont fleurir dans les heures qui viennent, suis-je le plus honnête : ne l’ayant jamais rencontré, je n’ai aucune raison de le trouver sympathique. Sans doute l’était-il. En apparences et de mon observatoire, il était marrant comme une fourmi qui… etc.
J’ai perdu quelqu’un.
Pour ceux de ma génération qui ont eu l’occasion de suivre l’histoire de son élection en 1995, il me sera reproché toute ma vie, comme à Benoit Delépine et Jean-François Halin, d’avoir fait élire Jacques Chirac Président de la République Française. Rien que ça. Grâce, disaient les “observateurs“ à sa marionnette des Guignols de l’Info - morts avant lui - avec un slogan stupide : “Mangez des pommes“. Une trouvaille, censée illustrer la vacuité de son programme, qu’un conseillé en communication malin retourna au profit de son employeur. La parade à l’humour, c’est toujours plus d’humour, jamais moins. C’était il y a 25 ans. Putain ! 25 ans ?!
Avouons-le aujourd’hui, oui, nous l’avons fait élire, non pas en le rendant sympathique, il l’était, mais parce qu’il avait un opposant antipathique : Balladur. Un Giscard sans la Jeunesse, un Sarkozy sans l’énergie, un fourbe de comédie qui enfilait des gants pour serrer la main de ceux qu’il souhaitait voir devenir ses électeurs. Un dédaigneux soutenu par la plus grande chaine de télé de France de l’époque : TF1 ! Son directeur des programmes Etienne Mougeotte fit même cet aveu dans des termes proches de ceux là : « On a choisi un candidat, on s’est planté, on ne choisira plus jamais » … Marrant, vu d’aujourd’hui, non ? Mais Chirac a gagné, comme une fourmi qui trimbale un truc impossible à porter, il a réussi à vaincre tous les obstacles médiatiques qui se dressaient. Balladur incarnait le mépris du Peuple. Chirac incarnait la France, y comprit physiquement : grand sans hauteur, l’air vif mais avachi, toujours pressé d’aller nulle part et le pantalon remonté largement au dessus d’un nombril qu’on voit quand même.
Nous, Français, avons aimé Chirac parce qu’il était comme nous et nous l’avons détesté parce qu’il était trop comme nous. Un tonton René comme il en existe dans toutes les familles Françaises. Je retiendrai globalement que Chirac, homme de droite dirigea le pays plus à gauche que son prédécesseur, homme de gauche qui le dirigea à droite. Mais aux Guignols, Chirac n’était pas un homme politique, il était autre chose. Un personnage primaire et complexe. Un humain fait de la somme des fantasmes de trois auteurs rigolards.
Partout dans les jours qui viennent, l’inventaire sera fait de son action politique, de ses affaires, de ses trahisons, de ses ratés, sa gauloiserie assumée, le tout saupoudré d’anecdotes sur sa gourmandise, la tête de veau, la bière fraiche et la tortue qui le suivait sans cesse. Ces Chiracologues patentés feront le bilan d’une vie passée sous les ors de la République sans jamais avoir exercé un boulot “normal“. Chirac restera le seul président de la 5eme République qui aura mis douze ans pour faire un septennat. 1995/1997 – Dissolution – Puis 2002-2007. 2+5=7.
Des dizaines de livres seront publiés, déjà écrit pendant l’agonie. Ça n’est pas le propos de cet hommage, car s’en est un, qu’on ne s’y trompe pas.
Observateur critique du bonhomme pendant sa présidence, il semblerait qu’il ait tout raté, sauf sa carrière. Pourtant, même en cela, il était la France : l’art de se faufiler jusqu’à une place confortable et s’y maintenir le plus longtemps possible sans trop faire de vagues, c’est très Français. Aucun journaliste de talent, arrivé là où il est par l’unique force de son travail, ne me contredira sur ce point.
J’ai l’âge d’avoir des souvenirs et de la nostalgie, définition pour certains du parfait “vieux con“. Je l’assume sans problème. Sous ce qualificatif je me permets d’affirmer que le douzénat de Jacques Chirac, tout amusant qu’il fût pour l’auteur-observateur que j’étais, annonçait un drame : la World Company ne se contenterait pas longtemps de son rôle de catéchiseur pour grossistes en libéralisme sauvage. Il lui fallait mettre sa grosse patte sur les manettes du pouvoir politique. Ouvertement. Le Back Office devait passer devant, pour ne plus perdre de temps en lobbying coûteux. Nous sommes en plein dedans. Et ça fait mal.
Beaucoup évoqueront comme un des grands succès de Jacques Chirac, son refus de partir pour la 2e guerre en Irak. Ils auront raison. Pourtant, Chirac sera le dernier des Présidents de la 5eme République à avoir « fait une guerre », même si elle n’était que d’Algérie et qu’à son époque on appelait encore ça des “événements“. Chirac n’a pas dirigé une guerre au frais dans sa War Room blindée sous l’Elysée, non, il a combattu physiquement, prit le risque de donner son sang pour la Patrie, exposé son corps à la mitraille pour une cause discutable ô combien, ça n’est pas le sujet aujourd’hui, mais… il aura été le dernier Président à l’avoir fait. Il me semble que ça a une importance. Cela doit créer un rapport au pays qui n’est pas que comptable, en tous les cas, il me semble. Un rapport charnel, profond, affectif. Un rapport au Pays qui fait que, peut-être, on n’envoie pas à la mort des soldats pour du Pétrole et pour les intérêts économiques d’un autre pays que le sien ? Puisque la guerre est toujours liée à un intérêt financier, si par répugnance elle doit advenir, que cet intérêt concerne au moins ce qu’il faut bien appeler sa patrie ? Sait-on si cela a motivé Jacques Chirac pour refuser cette guerre ?
C’est dans le contraste avec ce qui a suivit son douzénat qu’on comprend mieux les Présidences Chirac.
Depuis 2007, le pays est dirigé par de jeunes prétentieux boursouflés de suffisance pour qui “pays“ signifie “entreprise“. Sarkozy, Hollande et aujourd’hui Macron, nourris de certitudes libérales, individualistes et mâtinées d’hypocrites “compétition mondiale“, ont oubliés, les indécrottables fous, que la finalité de toute politique, est de faire vivre en relative harmonie les riches et les pauvres, les grands et les petits, les cons et les érudits, les beaux et les moches, les malins et les naïfs, les chanceux et les poissards, les gagnants et les loosers, brefs les humains, dans une paix relative. Un pays riche peuplé de pauvres n’est pas en paix, il est en guerre larvée.
Chirac en ne faisant pas grand chose de son douzénat avait maintenu cet équilibre précaire entre les individus qui composent la population d’un pays aussi divers que le notre. Ça a tangué bien sûr, ça a gueulé, manifesté… mais ça a tenu. Certains vont le lui reprocher. Les fous.
Les jeunes prétentieux qui dirigent le pays depuis, et tous les autres pays puisque, partout, la World Company a mis ouvertement sa patte sur la politique, créent un énervement mondial. Avec leurs aspirations de réussite et d’excellence dont l’unité de mesure est plus que contestable, ils divisent le monde entre ceux qui valent la peine – qui travaillent et se taisent – et ceux qui ne méritent pas, ou peu, ou qui ne sont rien, les autres, tous les autres, qui ne veulent pas ou ne peuvent pas participer à la grande compétition mondiale de celui qui pissera le plus loin avec sa grosse Nation-Entreprise. Nous sommes dirigés par des fous.
Chirac aura refusé d’aller faire la guerre en Irak, Merci à lui pour ça. Il a, ce jour là, incarné ce que la France a de meilleur : sa prétention à être différente, râleuse, bordélique, indépendante et solidaire ! C’est d’ailleurs la seule ambition réaliste d’un pays qui représente 1% de la population mondiale : éclairer une voie, montrer un chemin, être inventif en matière de vivre ensemble, d’énergie, d’écologie, d’économie... Mais non, les jeunes prétentieux veulent qu’on concurrence la Chine sur la main d’œuvre, l’Inde sur l’informatique et qu’on soit des U.S. bis en matière de consommation de produits manufacturés. Des fous ou… des salauds ?
Ces jeunes prétentieux aiment la guerre, parce qu’ils ne la font pas ! Ils la regardent de la salle de commandement, en bras de chemise, devant des écrans sur lesquels ils observent et dirigent “les opérations“. En n’oubliant pas le selfie qui va bien pour communiquer en temps réel. Ce faisant, ils nous préparent la guerre mondiale de demain, celle des crève-la-faim contre les bouffis. Guerre de laquelle naitront les héros d’après demain, qui dirigeront ce qu’il restera des Etats le jour d’après. S’il y a un jour d’après.
De là, sortira un autre De Gaulle qui pansera les plaies, puis un autre Mitterrand, pour un “vrai changement“, puis un autre Chirac, qui expédiera les affaires courantes, pour retarder la prise de pouvoir de nouveaux jeunes prétentieux qui remettront le bordel… sans fin.
Passionné de civilisation disparue d’Asie, d’Océanie, d’Afrique, Chirac fustigeait je cite : « l’ethnocentrisme et la prétention d’une culture [la nôtre] à se penser comme dominante ». Il savait ne pas pouvoir nous en convaincre, alors il en a fait la démonstration par l’exemple. Chirac en ne faisant pas grand chose de ses mandats de Président, fût une sorte de Révolutionnaire en creux.
Le Chi est mort : Vive le Chi.
Amen.
Bruno Gaccio