Après l’interdiction d’exporter son pétrole émise le 22 avril, c’est très vraisemblablement lui qui inflige le 12 mai des dommages à quatre navires pétroliers au large des Émirats arabes unis. À la suite des sanctions du 7 juin contre son industrie pétrochimique, viennent le 13 de nouvelles attaques contre deux navires en mer d’Oman. Dans ces deux circonstances, pas de mort, des dégâts légers, donc avertissement sans frais. L’Iran avait dit à plusieurs reprises que s’il ne parvenait pas à exporter son pétrole, personne dans le golfe Persique n’y parviendrait.
Le 3 mai, les États-Unis interdisent à l’Iran d’exporter son uranium et son eau lourde excédentaires. Le 8, Téhéran répond qu’il s’affranchit des deux plafonds fixés sur ces produits par l’accord de Vienne, et qu’il prendra d’autres initiatives : enrichissement d’uranium au-delà du seuil de 3,67 % fixé par l’accord, relance d’un projet de réacteur à l’eau lourde fortement plutonigène, si ses partenaires ne parviennent pas dans les soixante jours à desserrer l’étau américain. Enfin, dès la mise au pilori des Gardiens de la Révolution, l’Iran met en alerte ses forces et celles de ses alliés : milices irakiennes, Hezbollah, peut-être d’autres. Les Américains ripostent en renforçant leurs effectifs dans la péninsule Arabique. Pas intimidés, les Iraniens abattent le 20 juin un drone américain en mission d’observation de leur territoire. Les Américains préparent des représailles, mais Donald Trump arrête au dernier moment l’opération. Personne ne veut franchir la ligne rouge du premier mort, au-delà de laquelle on entrerait dans l’inconnu ; pour la région, mais aussi pour la vie politique américaine, alors qu’approche une nouvelle élection présidentielle. L’escalade marque une pause.
L’attention, dès lors, se concentre à nouveau sur le nucléaire. Le 1er juillet, l’Iran annonce avoir franchi le seuil des 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi. La nouvelle fait le tour du monde. En réalité, la démarche est encore, à ce stade, symbolique. Téhéran répète à l’envi qu’il n’abandonne pas l’accord de Vienne : cette transgression et celles qui pourraient venir seront immédiatement annulées dès que ses partenaires seront parvenus à alléger l’effet des sanctions américaines.
De fait, il n’y a pas péril en la demeure tant que l’Iran ne se rapproche pas d’un stock d’une tonne d’uranium légèrement enrichi, quantité nécessaire pour produire, au prix d’un enrichissement supplémentaire, la vingtaine de kilogrammes d’uranium enrichi à 90 % permettant de confectionner une première bombe. Encore faut-il la fabriquer, ce qui prendrait un certain nombre de mois. Mieux vaudrait d’ailleurs en posséder au moins deux ou trois, car une seule, une fois testée, laisserait l’Iran vulnérable. L’échelle de temps est sans doute ici de trois à cinq ans.
Quant à la production d’eau lourde en dépassement du seuil de 130 tonnes, elle ne présente aucun danger à court ou moyen terme. Elle n’a en effet d’utilité qu’employée dans un réacteur de type hautement plutonigène — la production de plutonium est la deuxième voie vers la bombe —, qui reste à mettre en œuvre. Encore faut-il le faire fonctionner un ou deux ans, puis, dans des installations spéciales, elles aussi à construire, extraire le plutonium généré dans l’uranium naturel ayant servi de combustible. L’échelle de temps est là de 10 à 15 ans.
Dans l’immédiat, un geste de la part de l’Iran justifierait l’expression d’une grave inquiétude, et la prise de mesures de rétorsion. Ce serait de chasser les inspecteurs de l’AIEA qui surveillent ses installations nucléaires et leur production. La Corée du Nord l’a fait en décembre 2002, s’ouvrant la voie vers la bombe. Mais rien n’indique que l’Iran aille en ce sens.
Tout ceci pour dire, non qu’il n’y a pas urgence, mais que celle-ci relève de la diplomatie, non des frappes et de la guerre. Nous voilà ramenés à la question : comment convaincre l’Iran de revenir au respect de l’accord de Vienne ? Certainement pas par des pressions additionnelles telles que l’envoi du dossier iranien au Conseil de sécurité de l’ONU, et le retour de sanctions des Nations unies et de l’Union européenne. L’Iran se crisperait aussitôt et sortirait carrément de l’accord. Non, la seule voie ouverte est d’offrir à l’Iran au moins une partie des bénéfices qu’il escomptait de son adhésion à cet accord. Les partenaires de l’Iran l’ont d’ailleurs bien compris.
Déjà, les Européens ont mis au point à grand-peine un dispositif de troc évitant à leurs transactions de passer par le dollar, facteur déclenchant des sanctions américaines. Baptisé Instex, celui-ci vient tout juste d’être déclaré opérationnel, mais son rendement restera, pour un temps indéfini, modeste. Les grandes sociétés européennes, et même les moyennes, très exposées aux sanctions américaines, n’ont pas l’intention d’y recourir. Il ne servira donc pas à acheter du pétrole iranien, pour lequel Téhéran cherche désespérément des acquéreurs. Tout juste permettra-t-il de vendre des produits médicaux et alimentaires, exemptés de sanctions pour raisons humanitaires.
Les Russes, les Chinois, pourraient-ils être plus efficaces ? Les premiers ont laissé entendre qu’ils aideraient les Iraniens à vendre leur pétrole. On n’en sait pas plus pour le moment. Gros clients du pétrole iranien, les Chinois ont dit qu’ils ne se soumettraient pas aux « sanctions illégales » américaines. Mais, engagés dans une négociation commerciale délicate avec les États-Unis, ils doivent veiller à ne pas compromettre leurs chances de succès. En tout état de cause, Russes et Chinois ne paieront les Iraniens qu’en monnaie nationale, en faisant des clients captifs. Les solutions qu’ils apporteront, même bienvenues, seront donc imparfaites.
Les Iraniens continuent donc d’attendre beaucoup de l’Europe, trop sans doute. Elle ne convaincra pas Donald Trump de revenir dans l’accord de Vienne, ni les Iraniens de le renégocier. Reste une voie étroite, celle de concessions mutuelles limitées que chaque côté pourrait présenter comme une victoire. Trump, au fond, serait heureux de pouvoir afficher à l’approche de l’élection présidentielle le succès diplomatique qui manque à son palmarès. Les Iraniens seraient soulagés de tout répit qui leur serait accordé. Des exemptions pétrolières contre un ralentissement de leur programme nucléaire devraient faire l’affaire. Encore faut-il que les Européens acceptent de jouer les intermédiaires, donc de prendre des risques. Tout est encore possible, pour le meilleur ou pour le pire.