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22 Février 2018
Pendant l’été, on a maté un paquet de Cash Investigations, le magazine de France 2. Et on s’est dit : eh bien voilà, faut pas désespérer, Élise Lucet a réussi, elle, sur le service public, à la télévision même, à imposer une émission caustique et critique. Alors on l’a rencontrée, pour qu’elle nous conseille : comment on fait pour obtenir ça ?
Fakir : Au début de chaque émission, Elise Lucet, vous lancez un « Bienvenue dans le monde merveilleux des affaires ! », et c’est pleinement ironique parce que, derrière, vous allez en révéler les coulisses, les côtés pervers, parfois même les horreurs. Et tout ça en taclant aussi, au passage, des ministres, des universitaires, la Commission, etc. Comment vous pouvez faire ça sur France 2, et en prime time cette année ?
Des mondes hermétiques
Elise Lucet : Auparavant, je faisais Pièces à conviction sur France 3 et j’en suis sortie avec pas mal de frustrations : on n’était pas assez impertinents, pas assez rentre-dedans, parfois on n’insistait pas assez. C’est-à-dire que, face à nos enquêtes, le monde des affaires dresse une véritable barrière : les communicants, qui bien souvent ne répondent pas, qui ne livrent pas d’infos, qui n’accordent pas d’entretien…
Fakir : On se heurte à eux, nous aussi… Quoique… « Heurter » n’est pas le bon mot, parce que c’est tout mou, y a pas de choc, juste des promesses en l’air, des mots creux : « Je vais en parler à Madame Untel », « On va regarder ce qu’il y a dans le dossier », « On va vous rappeler », et c’est nous qui rappelons une fois, deux fois, dix fois, ça use.
D’ailleurs, « communicants », c’est leur mot à eux, leur novlangue. Il faudrait les rebaptiser « non communicants », tant ils sont là, dans les faits, non pour faciliter la communication, mais pour l’empêcher. Pour nous interdire, en douceur, avec des politesses à la place des vigiles, mais pour nous interdire d’accéder aux dirigeants, économiques ou politiques.
Elise Lucet : Exactement. Et c’est un peu fatigant, quand on fait de l’investigation, des enquêtes au long cours, de se contenter d’un : « Nous avons souhaité poser la question à Monsieur Machin mais il a refusé de nous répondre. » On l’entendait sur toutes les chaînes, cette phrase, avec le même ton, le même phrasé, « Monsieur Machin a refusé de nous répondre. » ça me hérissait le poil, je ne supportais plus ça, cette invasion des communicants, des mondes dans lesquels on ne pouvait plus rentrer. ça devenait hermétique.
J’ai donc réuni une petite équipe, des gens que je connaissais, et je leur ai dit ça : « Il faut qu’on arrête de se limiter au discours des communicants. » Et s’il faut bousculer, ou disons s’accrocher pour arracher des réponses, eh bien on y va.
Fakir : Ce sont les scènes les plus drôles, les plus tendues, quand vous rusez pour les atteindre. Quand vous vous pointez au club des amateurs de cigares. Quand vous allez à Clairefontaine, dans le dossier sur le football, qu’avec une petite voiture ça ne marche pas, mais lorsque vous louez une berline, on vous prend pour des agents et on vous laisse entrer. Vous ne culpabilisez pas, à les piéger comme ça ?
E.L. : Pas du tout ! Vous croyez qu’ils se privent, eux ? Il faut contourner ce mur que sont les communicants, et pour ça il faut ruser.
Et je ne suis pas seule, il y une équipe derrière moi. Donc on se motive, on se dit qu’on va bien casser leur mécanique en intervenant dans une belle assemblée générale ou dans une présentation d’un nouveau produit. On va à la bataille.
Fakir : Vos tentatives, et vos échecs… parce que vous mettez en scène aussi vos échecs : les appels sans réponse, les SMS envoyés, les interpellations manquées… Tous ces échecs, ça met en lumière la nature des multinationales. Si on prend Apple, par exemple, une entreprise qui présente un visage cool, ouvert, moderne, dès qu’on lui pose une question inconvenante – et sur un point pour moi anecdotique, son application SIRI – y a plus personne qui répond ! Tous leurs iPhones sont coupés ! Et les salariés à l’entrée, ils n’osent pas parler, ça leur est interdit… On peut se moquer de la Pravda, de la censure stalinienne, mais dans ces entreprises, on y est.
E.L. : C’est pas propre au stalinisme, tous les systèmes totalitaires sont comme ça. Et là, en effet, la volonté des communicants de tout contrôler, avec une seule parole autorisée, conduit à la censure, au silence.
La recette
Fakir : Ce « mur des communicants », ça explique votre envie de faire Cash. Mais le mystère n’est pas là. Le mystère, c’est pourquoi France Télévisions a accepté ? On vient vous voir pour que vous nous donniez la recette, pour qu’on l’applique à France Inter : pourquoi ils vous ont donné un horaire pour ça, et même un budget confortable ?
Elise Lucet : Il y a d’abord une circonstance. Je présentais à la fois le jité sur France 2 et Pièces à conviction sur France 3. Mais Rémy Pfilmin, l’ancien président de France Télévisions, ne souhaitait plus qu’un animateur se trouve sur les deux chaînes en même temps. Je devais donc quitter Pièces à conviction, mais bien sûr, s’il voulait me garder comme une des figures du groupe, il fallait me donner un magazine sur France 2.
Fakir : Je me demande si ne joue pas aussi un facteur historique. Votre émission est lancée dans la foulée de la crise financière, après la chute de Lehman Brothers, et elle m’apparaît comme un signe des temps. Critiquer « le monde merveilleux des affaires », comme vous dites, devient possible, permis, même commun. Idéologiquement, une brèche s’ouvre. Est-ce que le service public aurait toléré le même propos à la fin des années 90, alors que le libéralisme, la « mondialisation heureuse » régnaient dans les esprits ?
E.L. : Je n’y avais pas réfléchi comme ça, mais vous avez raison : après 2008 et Lehman Brother, des murailles se sont effondrées. ça a éveillé des consciences, y compris les nôtres. On n’aurait pas fait Cash dans les années 90, c’est vrai. Mais pour une autre raison également : il y avait très peu d’investigation dans les médias.
Aujourd’hui, à notre direction, ils ne sont pas idiots : ils voient bien que l’investigation ça marche, Médiapart ça marche, etc. Les téléspectateurs nous réclament ça : on veut un journalisme pugnace, impertinent. Le journalisme à la pépère, c’est fini.
Les deux visages
Fakir : Vous parlez de « journalisme à la pépère » mais, jusqu’ici, vous n’aviez pas brillé par votre impertinence…
E.L : Ça dépend, certains épisodes de Pièces à conviction le sont.
Fakir : Nan mais je veux dire, vous présentez tous les midis le journal de France 2, et c’est pas comme si, en vingt ans, vous aviez sorti des affaires, secoué vos interlocuteurs. Votre journal est vraiment quelconque…
E.L. : Dans un magazine d’investigation, on a un allié qui est le temps. C’est le plus important. Demain, on me dit de faire un Cash en hebdomadaire, je dis non. Ça ne sera pas Cash. Nous, on trouve vraiment des infos au bout de trois, quatre mois d’enquêtes. Pas avant. Il nous faut environ huit mois d’enquêtes en tout. C’est notre luxe, qui est une nécessité.
Pour le jité, on ne parle pas de ces sujets de la même manière, vous avez raison. Mais peut-être que ça va évoluer : moi je suis assez pour que l’investigation entre dans les journaux télé, mais poussons les pierres les unes après les autres.
Fakir : Il serait temps ! Ça va faire vingt-cinq ans que vous présentez le jité...
E.L : ça va venir. Mais vous savez, sans le journal je n’aurais jamais eu Cash.
Fakir : On a l’impression d’un truc un peu schizo…
E.L. : C’est sûr. Il y a deux visages, un qui est lisse, l’autre avec davantage d’aspérités. D’ailleurs, quand les entreprises ou les ministres me voient arriver, ils se disent : « Ah ! C’est la gentille présentatrice du jité… » mais après, quand je repars, ils pensent : « Ah ! Elle n’est pas si gentille… »
L’élite
Fakir : Justement. Un truc qui participe, de façon un peu perverse, à la jubilation de votre émission, c’est le sentiment de trahison. Vous appartenez à ce petit monde, à cette élite…
E.L. : Alors non, je vous arrête ! Je n’ai jamais fait partie d’une élite, j’ai toujours refusé de dîner avec un politique, un industriel. Je leur réponds : « Je n’ai pas le temps », ou : « Je n’ai plus faim… » Pas par militantisme, mais chacun à sa place : il faut zéro connivence avec ces gens-là. A cause de ces connivences, le journalisme souffre d’une grave défiance.
Fakir : Mais ces connivences, vous les avez connues. (On sort quelques papiers.) Au milieu des années 90, vous avez présidé le Press Club de France, tout de même…
Elise Lucet l’a présidé entre 1996 et 1997.
Ce sérail, fondé par le groupe hôtelier Accor, compte comme membres Orange, Michelin, Renault, La Poste, BASF, Honda, Axa, le Conseil général du Val d’Oise, l’ambassade du Togo, l’Armée de terre, Philips, le Club Med, des centaines de bienfaiteurs…
Ici l’information et la communication se mêlent, industriels et journalistes se retrouvent autour de « déjeuners tables d’hôtes » qui « permettent d’accroître vos réseaux et votre influence ».
Tout ce que dénonce Cash aujourd’hui…
E.L. : Alors là, non ! Je me suis barrée en courant, je n’ai pratiquement assisté à rien…
Fakir : Vous n’étiez pas simple « membre », quand même. Vous étiez présidente. On ne devient pas présidente d’une telle association par hasard…
E.L. : Je me suis laissé convaincre à tort, parce que j’étais jeune, mais ça n’est pas ma tasse de thé. Ils se sont trompés, je me suis trompée, et je suis partie très vite.
Fakir : Passons. N’empêche que, de l’extérieur, pour nous, vous appartenez à ce beau monde, vous le fréquentez… Par exemple, quand Santini vous déclare : « Je vous ai connue meilleure », ce qu’il éprouve, c’est une déception, comme une trahison de classe : « On vous croyait des nôtres ». Et nous aussi, devant l’écran, on ressent ça, mais avec joie : « On vous croyait des leurs », et voilà que vous changez de camp, que vous passez chez nous, mais avec tout le prestige, toutes les entrées, accumulés par des années de docilité chez eux.
E.L. : Non, je n’ai jamais appartenu à ce monde. Je ne vois pas du tout mon évolution, ma carrière comme ça.
Fakir : Tant pis.
Nous on veut la même chose pour France Inter. Il nous reste donc à trouver une « figure » comme ça, faussement docile, lisse en apparence, qui cache depuis des années sa dissidence, et qui viendra, à la surprise générale, porter le drapeau des colères populaires, attaquer le monde merveilleux des affaires : Dominique Seux des Echos ? Ou Nicolas Stoufflet, du jeu des mille euros ? Ou Élodie Callac, la miss météo ?
Vincent Bernardet
Merci à Pierre Carles (qui nous a filé le numéro d’Élise, et des pistes critiques)
Par Vincent Bernardet, 3/03/2015 , Fakir N°67 (Septembre 2014 - Ils sont partout)