Depuis plusieurs décennies, les institutions communautaires combattent l’antisémitisme de différentes façons, tandis que les sionistes très minoritaires s’en abstiennent en concentrant l’essentiel de leur action sur l’émigration en Palestine, avec relativement peu d’effets (entre 1920 et 1932, 42 000 juifs quittent l’Allemagne dont seulement 3 000 pour la Palestine).
La prise de pouvoir par les nazis en Allemagne à partir du 30 janvier 1933 constitue un terrible choc dans un monde déjà bien ébranlé par la crise mondiale. Les premiers actes de terreur du nouveau régime allemand visent en priorité non pas les juifs, mais les communistes pour qui les premiers camps de concentration sont ouverts. Les violences antijuives commencent en mars 1933. Les protestations internationales donnent ensuite prétexte à un boycott des commerces juifs. Les intellectuels juifs rejoignent les intellectuels de gauche dans l’exil.
Immédiatement se pose le problème des réactions internationales. Les dirigeants juifs allemands, y compris les sionistes, implorent les responsables juifs de l’extérieur de ne pas se lancer dans des actions hostiles à l’Allemagne, qui ne pourraient qu’aggraver la situation des juifs allemands. L’attitude est identique de la part de la direction du Foyer national qui envoie un télégramme à la chancellerie du Reich pour affirmer qu’aucun organisme sioniste n’avait appelé à un boycottage commercial de l’Allemagne. Néanmoins ces appels n’empêchent pas de fortes manifestations de protestation dans le monde, souvent de la part des anciens combattants juifs, alors que le boycott des commerçants juifs en Allemagne semble avoir été rapidement un échec.
Il n’en reste pas moins que les juifs sont chassés de la fonction publique et des fonctions juridiques ainsi que d’un grand nombre de professions. Beaucoup ont l’illusion de croire que c’est une crise temporaire et que tout rentrera dans l’ordre rapidement. Certains envisagent, comme les sionistes, une entente entre « nations » séparées. Après tout, ils considérent que les mariages mixtes sont bien plus dangereux que la persécution en cours.
Les premières mesures antijuives provoquent une forte réaction internationale. La droite sioniste dite « révisionniste » milite particulièrement contre les actions des nazis tandis que les notables dans les pays occidentaux ne veulent pas créer de troubles. Ils espèrent une action diplomatique de leurs gouvernements.
Le mouvement de boycott des produits allemands vient plutôt de la « base ». Pour les nazis, il rappelle le terrible blocus de la première guerre mondiale et entre dans le cadre de leur vision complotiste d’une puissance juive mondiale. Au moment où la dévaluation du dollar affaiblit encore plus les échanges mondiaux, la crise de change frappe particulièrement l’Allemagne, lourdement endettée envers les États-Unis. La chute du crédit allemand ne permet plus d’emprunter pour pouvoir rembourser les emprunts précédents. Durant l’été 1933, les réserves de change ne couvrent qu’un mois d’importations alors que le régime nazi a refusé de suivre le Royaume-Uni et les États-Unis dans une politique de dévaluation. De surcroît, l’Allemagne a suspendu le paiement de ses dettes envers l’étranger, puis l’a repris partiellement. Or les importations sont vitales pour faire tourner la machine économique : l’agriculture est loin de fournir la totalité des besoins alimentaires, l’industrie a besoin de minerai de fer et les transports dépendent du pétrole et du latex venus de l’étranger.
L’une des solutions envisageables est de se passer de la monnaie en échangeant de la marchandise contre de la marchandise, ce qui implique un équilibre entre les importations et les exportations, procédé de plus en plus courant dans les années 1930.
Il est certain que le mouvement de boycott lancé au printemps 1933 a eu un impact sur les exportations allemandes déjà atteintes par les dévaluations des compétiteurs et la baisse de la demande mondiale. Dans ce contexte, un homme d’affaires audacieux, Sam Cohen, propose dès mars 1933 un accord de transfert : les juifs qui voudraient émigrer en Palestine pourraient mettre sous séquestre leurs biens en Allemagne et recevoir en compensation la contrepartie en marchandises allemandes. On obtiendrait des visas dits « capitalistes » conditionnés à l’importation d’un capital d’au moins 1000 livres sterling. Après un certain nombre de péripéties, il est rejoint dans ce projet par des cadres de l’Agence juive. L’accord est finalisé en août 1933. Il est entendu que le mouvement sioniste mettra tout son poids pour mettre fin au boycott. C’est ce qui se passera dans les faits. Le troc sera très approximatif, les émigrants perdant une part de leur capital qui devient de plus en plus importante à fur et à mesure que l’on se rapproche de 1939.
Il y a incontestablement là une convergence d’intérêts entre le mouvement sioniste qui manque de capitaux et d’émigrants (l’ensemble est indissociable) et le nazisme qui veut une Allemagne vide de juifs. Cette dimension explique pourquoi l’accord de transfert fonctionnera pleinement jusqu’au début de la seconde guerre mondiale en septembre 1939. L’accord de troc sera élargi à l’ensemble de l’économie palestinienne, juive et arabe. L’Allemagne deviendra un importateur majeur d’agrumes palestiniens en échange des marchandises allemandes.
Il y aura ainsi durant toute cette période une relation de travail entre les sionistes et les nazis. Le sionisme sera le seul mouvement juif politique autorisé dans l’Allemagne nazie. L’immigration dite « capitaliste » permet par le mouvement économique induit d’obtenir des visas conditionnés par la capacité d’absorption qui ont bénéficié surtout à des juifs polonais. L’idée d’un sauvetage in extremis d’une population en danger de mort est une illusion rétrospective. La détérioration de la situation en Palestine à partir de l’été 1936 conduit à une forte réduction de l’émigration, mais le mouvement sioniste s’oppose fermement à la conclusion d’un accord équivalent de transfert de juifs dans d’autres pays. Pour les responsables sionistes, le transfert doit s’étaler sur une vingtaine d’années.
Environ 53 000 juifs allemands émigrent en Palestine, des gens jeunes pour la plupart ; 140 000 d’entre eux périront dans la Shoah, ce qui veut dire qu’au moins 300 000 ont pu se sauver par d’autres moyens.
Pour réintégrer l’accord de transfert dans son contexte historique, il faut rappeler que la violence politique est endémique en Allemagne durant cette période. Il y a probablement plus de morts dus à des actes politiques de 1918 à 1932 que de 1933 à 1938. Aussi répugnant que le régime nazi puisse paraître, il n’a fait « que » quelques milliers de victimes jusqu’au déclenchement de la seconde guerre mondiale quand le stalinisme dans le même moment en faisait des millions. La rupture de 1933 est ainsi moins importante pour les contemporains que pour nous.
Les tentatives d’accommodement du sionisme avec le nazisme étaient de même nature que celle de l’Église catholique, qui a conclu un concordat, et celles des politiques d’apaisement des démocraties. La discussion sur l’efficacité du boycott confond deux éléments essentiels. Le boycott n’aurait pas en soi entravé la reprise économique intérieure allemande qui avait déjà commencé en 1932 et qui ensuite a été relayée par la politique de réarmement à outrance. C’est la thèse générale des défenseurs de l’accord dans l’historiographie actuelle. Elle ne prend pas en compte la question du change. Durant l’été 1934, la couverture des importations est tombée à une seule semaine : un mouvement de boycott en Amérique du Nord et en Europe éventuellement soutenu par les syndicats ouvriers constituait bien un risque majeur pour l’économie allemande. On ne peut pas aller plus loin dans le contre-factuel.
Il faut ajouter que dans la même période les milieux dirigeants sionistes évoquaient aussi un « transfert » d’au moins une partie de la population arabe en dehors de la Palestine.
À un moment où une école pseudo-historique évoque les relations entre le nazisme et les nationalistes arabes, qui sont pratiquement nulles dans les années 1930, il est bon de rappeler que c’est le mouvement sioniste qui a une relation de travail avec les nazis, y compris les SS. Il ne s’agit pas d’assimiler l’un à l’autre, mais de remettre les uns et les autres dans leurs cadres historiques.