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Erri de Luca, éloge du sabotage

 

L’écrivain italien Erri de Luca est poursuivi pour avoir soutenu le mouvement qui s’oppose à la construction de la ligne TGV Lyon-Turin. Il s’en explique dans un magnifique petit livre, qui est aussi un véritable manuel de désobéissance civile.

 

NO TAV : « No al treno ad alta velocità ». Littéralement « pas de train à grand vitesse ». Nul n’aurait peut être entendu parler, au-delà des frontières de l’Italie, de ce petit groupe militant du Val de Suse, qui occupe, à Venaus, un campement contre le projet d’extension de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin si, un soir de 2006, Erri de Luca n’était venu à leur rencontre.

« Zone soustraite à dissension »

Le grand écrivain italien séjourne alors dans le Piémont pour présenter son dernier spectacle, Quichotte et les invincibles ; des habitants du Val de Suse l’invitent à visiter la petite vallée, devenue une véritable zone militarisée depuis que la société LTF (Lyon-Turin-Ferroviaire) entend percer un tunnel dans la montagne. Or, des essais de perforation géognostiques ont révélé que la montagne est un véritable gisement d’amiante et de pechblende, matériau radioactif plus concentré que l’uranium, dont des poussières, des fibres toxiques, sont d’ores et déjà recrachées et dispersées dans toute la petite vallée. Et touchent non seulement la petite communauté villageoise, mais également les ouvriers qui travaillent à ce chantier, dévastateur pour l’environnement et leur santé.

Bien entendu, la résistance s’organise, d’autant qu’il suffirait, selon les NO TAV, de moderniser une ligne ferroviaire déjà existante, pourtant utilisée à moins de 20% de sa capacité. Seulement – pour quelles raisons obscures, sinon de corruption ? s’interroge Erri de Luca – les différents gouvernements vont très vite déclarer le Val de Suse "zone d’intérêt stratégique national", c’est-à-dire, selon les mots de l’écrivain « zone soustraite à dissension », où l’on ne peut protester et où, par conséquent, l’on est autorisé à utiliser l’armée pour défendre "l’ordre public".

Et ce ne sont pas seulement les actions des militants qui sont entravées. C’est la « vie civile » elle-même qui se voit soumise à une ce qu’il faut bien appeler, selon Erri de Luca, une véritable « militarisation » : des forces armées occupent toute la zone, les habitants sont soumis à un contrôle de leurs allées et venues, doivent présenter leurs papiers pour pouvoir se rendre dans leurs propres vignes et y travailler. Autant dire que le périmètre du chantier est devenu une véritable zone de « pacification », pour reprendre le mot d’Isabelle Stengers. Et comment, en effet, ne pas penser à Sivens, à Notre-Dame-des-Landes, aux ZAD, qui, en France aussi, se multiplient ?

Quatre procureurs et un écrivain

Ce soir de 2006, donc, Erri de Luca dort paisiblement, quand les habitants le surprennent dans son sommeil ; dans la nuit et l’obscurité, l’armée vient de se frayer un passage en force, et s’est décidée à détruire le campement des NO TAV. Révulsé par la violence des exactions militaires, l’écrivain ne cessera, dès lors, de soutenir la petite communauté montagnarde. En s’engageant physiquement bien sûr. Mais en multipliant les interventions publiques, les interviews aussi : « Un écrivain, écrit Erri de Luca, possède une petite voix publique. » Il peut, il doit dès lors, à l’occasion, « s’en servir pour faire quelque chose de plus que la promotion de ses œuvres ».

Le 1er septembre 2013, dans une interview accordée au Huffington Post, l’écrivain déclare que « la TAV doit être sabotée ». Or, parallèlement, tout au long de ce même mois de septembre, les actions contre la TAV se multiplient ; les faits, notamment l’usage de cisailles pour couper des grillages protégeant le chantier, sont revendiqués par des militants NO TAV, qui déclarent avoir agi par solidarité avec quatre de leurs camarades arrêtés. La réaction de la LTF et des autorités ne se fait pas attendre : une plainte est déposée auprès du parquet de Turin (celui-ci comptera, remarque Erri de Luca, rien moins que quatre procureurs, exclusivement chargés de poursuivre les militants NO TAV). Et l’écrivain est lui-même inculpé pour incitation à « saboter et dégrader le chantier TAV LTF ».

Depuis ce mercredi 28 janvier, Erri de Luca comparaît donc au tribunal de Turin. Procès inutile et incertain à vrai dire. Car Erri de Luca a lui-même évidemment pris soin de le saboter d’avance, en faisant paraître, dès le 8 janvier, un pamphlet : La parole contraire. Non que l’écrivain entende se soustraire à sa responsabilité. Il y déclare expressément, au contraire, s’inscrire dans une certaine fidélité à la tradition de la désobéissance civile. Seulement, si l’écrivain entend bien « entraver » la loi au nom de la liberté de parole, c’est non pas seulement au nom de la loi elle-même, qui autorise et protège constitutionnellement la liberté d’expression (article 21 de la constitution italienne) – mais bien de ce qu’il appelle une « justice nouvelle ».

Une parole pour répliquer à l’autorité

Le droit à la parole que défend en en effet Erri de Luca est celui, selon le mot même de l’écrivain, d’une « parole contraire » : une parole qui ne porte pas seulement une proposition subversive, mais entend subvertir, saboter le cadre judiciaire dans lequel elle est contrainte, forcée, par les autorités, de s’inscrire. Parole, donc, qui répond non à l’autorité, mais réplique au coup de force de l’autorité. Car Erri de Luca le rappelle, la parole littéraire n’a pas d’effet d’autorité et de pouvoir de décision : tout au plus tente-t-elle le sort, jette-t-elle des dès. Elle attend la « chance » d’une « rencontre » entre un livre, des paroles et une vie. Les livres, les paroles d’un écrivain sont « des rendez-vous qu’on ne peut fixer ni recommander aux autres ».

Comment, dès lors, la parole littéraire pourrait-elle être tenue pour responsable de délits ou de dégradations, sinon par un coup de force judiciaire, puisqu’il est impossible d’établir un lien immédiat entre une parole qui n’a pas de pouvoir d’action directe, et les délits pour lesquels on l’inculpe ?

Du reste, Erri de Luca s’en amuse : que ce mot, « saboter », prononcé au cours d’un interview, au téléphone, soit cité comme chef d’inculpation, l’expose sans doute à des poursuites. « Ces guillemets autour de mes mots, écrit de Luca, sont des menottes. » Mais des menottes impuissantes au fond, puisque cette citation publique ne fait jamais que répéter, multiplier leur écho et leur impact dans l’espace public. Que, d’autre part, rien ne saurait interdire à l’écrivain de les réitérer : « si je suis déclaré coupable de mes paroles, je répéterai le même délit en criminel endurci et récidiviste ».

Gripper la violence d’État

Autant dire que le pouvoir de ces mots, et du livre que de Luca a pris soin d’écrire, est réitérable, « intraitable », et prévient-il, sabote d’avance toute forme de procès et de condamnation. Si la parole littéraire « sabote » bien quelque chose, ce n’est donc jamais, précise et affirme Erri de Luca, que le pouvoir discrétionnaire de la parole d’État – au même titre qu’une grève qui sabote la production, qu’un soldat qui sabote un ordre en l’exécutant à faux. Rien de moins, mais rien de plus. Parole, donc, qui incite non à la violence et l’action directe, mais à saboter, suspendre, paralyser, gripper la violence d’État.

En ce sens, si Erri de Luca s’inscrit bien dans la tradition de la désobéissance civile, c’est dans une forme de fidélité à sa frange la plus critique, la plus anarchiste, celle qui eut pour nom, dans l’Italie des "années de plomb", Lotta Continua, et comme ombre tutélaire, Pier Paolo Pasolini, cet « être seul en terre de personne ». C’est que la parole littéraire, comme le savait Pasolini est, de soi, solitaire et anarchiste, ne saurait s’autoriser que d’elle-même. « Ni mandant, ni mandaté », l’écrivain ne saurait ni avoir pouvoir d’autorité, ni même tenir son autorité d’un mandant, d’un groupe quelconque. Tout au plus peut-il et doit-il parler non "au nom de", mais "avec" les autres, avec les habitants de Val de Suse, ou encore de Lampedusa, au premier rang desquels Erri de Luca entend placer « les muets, les sans voix, les détenus, les diffamés, les analphabètes et les nouveaux résidents, qui connaissent peu ou mal la langue ». Et comment pourrait-il en être autrement, quand il s’agit toujours pour l’écrivain – superbe définition de la littérature – d’ « apprendre une langue nouvelle » ?

On ne sait, pour le moment, quel sera l’avenir judiciaire d’Erri de Luca. Mais, quelle que soit la décision du tribunal du Turin, nous sommes tous désormais « témoin de sabotage, c’est-à-dire : d’entrave, d’obstacle, d’empêchement de la liberté de parole contraire ».

 

Regards

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