Introduction
« Et maintenant, es-tu sûr que tu as ton passeport ? »
« Dans ma poche, Papa. »
« Vérifie juste encore une fois. »
« Je l’ai fait une centaine de fois, Papa. »
« Rassure-moi, fils. Tu ne veux pas me faire mourir de peur ? »
« D’accord, Papa, voici mon passeport. Voici le permis spécial de l’armée pour l’aéroport. Voici le permis de l’armée pour traverser Gaza. Voici ma carte magnétique pour passer le poste de contrôle d’Eretz pour Israël. Cela devrait te rassurer. »
« Où est le permis de huit heures pour attendre l’avion ? »
« Juste là. C’est le même que celui pour le passage d’Eretz. Crois-moi, Papa. J’ai vraiment tout. »
Le souvenir du visage usé et plein de sagesse de mon père, debout près de la maison familiale dans un camp de réfugiés de Gaza, demeure aujourd’hui aussi vif que le jour où je l’ai quitté. Il portait un pyjama jaune et un long peignoir gris froissé, l’un et l’autre probablement plus vieux que ses enfants devenus adultes. Son visage ridé exprimait des sentiments opposés. Toute son attitude trahissait son émotion. Mais à sa peine se mêlaient d’autres sentiments. De la crainte. Du regret. De l’espoir. De l’inquiétude. Je devais à tout moment le rassurer, lui disant que j’avais bien tout ce qu’il me fallait pour mon voyage, et que la seule chose qui me manquait était la bénédiction qu’un père donne à son fils qui part au loin. Mais mon père restait intraitable.
« As-tu tout ce qu’il te faut ? As-tu assez d’argent ? »
« Oui, Papa, s’il te plaît, rentre dans la maison, les soldats peuvent arriver d’un moment à l’autre. »
Un autre appel du chauffeur de taxi, de plus en plus impatient, a rappelé à mon père que son fils partait inéluctablement pour un lointain pays, et que peut-être, si la vie continuait de la sorte, jamais il ne le reverrait. Le ton de sa voix s’est adouci. L’interrogatoire si formel a cessé, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes. Ses accès de force et de faiblesse ont toujours été séparés par une ligne très ténue. Le père à la voix de tonnerre qui exigeait et attendait beaucoup, était aussi un papa doux et affectueux dont le bonheur dépendait de celui de ses enfants, tout comme son malheur. Pendant que sa voix s’éteignait en murmures inintelligibles, les voisins sont alors intervenus, m’invitant à embrasser ses mains et à partir sans retard. Quand nous avons finalement démarré, j’ai regardé par la vitre arrière le visage de mon père tourné vers le taxi. Il était entouré de ses voisins et amis. Il ne m’a jamais semblé aussi brisé qu’à ce moment-là.
Je me disais avec honte que je laissais derrière moi un père souffrant, affolé à l’idée de continuer son éternelle vie de désolation dans un camp de réfugiés de la Bande de Gaza alors que je m’embarquais pour me construire une vie nouvelle aux États-Unis. Ce sentiment, je l’ai conservé durant de nombreuses années, et il m’a submergé lorsque mon père est décédé dans ce même camp de réfugiés quinze ans plus tard.
Toutefois, mon départ était « absolument la bonne chose à faire », comme mon père l’avait souvent déclaré, affirmation que corroborait n’importe quel ami ou voisin, particulièrement si celui-ci avait lui-même des enfants. La vie dans le camp de réfugiés paraissait avoir créé un dénominateur commun, sinon un lien parmi tous les parents : ils voulaient tous envoyer leurs enfants au loin, en sécurité. De nombreuses fois pendant ma jeunesse, il nous a cachés pour nous offrir un peu de répit dans des endroits où il pouvait nous retrouver rapidement, comme dans la vallée de Gaza, où nous avons vécu longtemps dans la maison de parents éloignés ; celle-ci se trouvait dans un immense verger de citronniers, où nous nous tapissions dans la cabane d’un ami, faite de branches de palmiers, sans eau ni électricité. Le sens de l’humour de mon père n’enlevait rien à la rudesse de cet endroit. Le soir, nous pendions une couverture en guise de porte et quand les chiens sauvages s’approchaient, flairant l’odeur peu familière de mes frères et la mienne, mon cœur battait alors très vite et mes tremblements me gardaient éveillé toute la nuit. Nous n’osions pas utiliser de lampe torche ni allumer de bougie parce que ce genre d’endroit était généralement utilisé par de jeunes combattants et nous ne pouvions pas prendre le risque d’être vus. Ce n’était qu’à l’aube, quand un minaret lointain égrenait un rassurant appel à la prière que le sommeil venait.
Aux yeux d’un père, le prix à payer était faible s’il permettait de rester à l’écart de tous les événements imprévisibles dans un camp de réfugiés en révolte, où des milliers de soldats avaient pour mission de transformer la vie des habitants en véritable enfer sur terre. Le cimetière, qui était juste à côté de notre maison dans le camp, était très fréquenté ces jours-là. C’était le centre de nombreuses activités, sans parler des funérailles des nombreuses victimes des affrontements quotidiens avec l’armée israélienne. Le vieux cimetière, qui avait été rebaptisé « Cimetière des Martyrs », méritait bien son nouveau nom, la plupart de ceux qui y étaient enterrés étant des jeunes (souvent des enfants), transportés sur des civières, enveloppés dans des drapeaux palestiniens, suivis de cortèges d’hommes à la mine grave puis de mères, d’épouses et de filles en pleurs. Malgré les incessantes processions qui se déroulaient à l’ombre de notre maison, l’enterrement d’un « martyr » n’était jamais une scène ordinaire. Nous éprouvions toujours un sentiment d’angoisse à la vue d’une mère se frappant le visage, se tirant les cheveux, déchirant ses vêtements et tendant la main pour toucher son enfant sans vie une dernière fois.
Mon taxi avait dépassé le Cimetière des Martyrs, le château d’eau, la Place Rouge, les abords du camp, puis emprunté la route principale qui traverse la Bande de Gaza, de Rafah au sud à Beit Hanoun au nord ; toutefois mes pensées se détachaient difficilement de tous ceux que je laissais derrière moi.
Mon père. Ce guerrier discret et excentrique. C’est grâce à lui que je suis aujourd’hui en vie, et qu’avec mes frères j’ai la chance de raconter une histoire qui à plusieurs égards nous est singulière. Pourtant cette histoire s’apparente à celle jamais contée de millions de réfugiés Palestiniens, où qu’ils soient.
Bien que mon père ait subi la première Nakba palestinienne, je me console qu’il ait échappé, parmi d’autres tragédies, au massacre israélien d’une ampleur comparable aux massacres exécutés par les milices sionistes en 1948. Le 27 décembre 2008 Israël lança l’opération « Plomb durci », une attaque des plus barbares sur la Bande de Gaza, et qui dura plusieurs semaines, bouclant toutes les frontières pour empêcher la fuite des civils, pulvérisant des quartiers entiers, tuant et blessant des milliers de gens, surtout des civils, dont beaucoup de femmes et d’enfants. C’est en l’honneur de tous ces innocents, en l’honneur de ma mère et de mon père, exilés dans leur propre patrie, que j’écris ce livre.
Si papa était vivant aujourd’hui, il aurait préféré que « je la boucle ». Il avait très peur de l’espionnage israélien et toujours avec raison. Mais il s’en est allé maintenant. Les soldats israéliens ne peuvent plus piller, fouiller ni ravager sa maison. Ils ne peuvent plus lui refuser l’autorisation de voyager pour un traitement médical. Plus d’humiliation de la part d’un jeune imbécile à un poste de contrôle, plus d’interrogatoire, ni d’abus. C’est seulement maintenant, alors que mon père a disparu, que je peux commencer à raconter son histoire.
Je commence donc : « Son nom était Mohammed Baroud, et c’était un homme de bien ».
Né à Gaza en 1972, Ramzy BAROUD est un journaliste et écrivain américano-palestinien. Rédacteur en chef de The Brunei Times (version papier et en ligne) et du site Internet Palestine Chronicle. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Searching Jenin: Eyewitness Accounts of the Israeli Invasion (2003) et de La Deuxième Intifada palestinienne : Chronique d’un soulèvement populaire (Scribest & CCIFP, 2012). Son site (en anglais) : www.ramzybaroud.net/