Journalisme en tenue de camouflage : un reportage de Libération au nord d’Israël

Publié le 20 décembre 2010 par Colin Brunel

 

 

Le « Grand angle » publié le 15 décembre dans Libération et intitulé « Kibboutzim à portée de guerre » , ( On peut aussi lire cet article ci-dessous), est un monument de journalisme de terrain… glissant. Ce « reportage » au cœur de trois localités israéliennes proches de la frontière libanaise enfile comme des perles les lieux communs, les approximations, les caricatures et les fâcheux oublis, pour ne pas dire les mensonges par omission. Décryptage.

 

Tout est dit, ou presque, dès le chapeau de l’article : « Comment vit-on dans les villages du nord d’Israël, à quelques kilomètres du Hezbollah, surarmé et menaçant ? »

 

Première information : les villages du nord d’Israël ne se situent pas à proximité de la « frontière libanaise » ou du « Sud-Liban », mais « à quelques kilomètres du Hezbollah ». Rappelons que le « Hezbollah » est un parti politique libanais, disposant d’une branche armée mais aussi de députés, de ministres et de nombreux élus locaux. « Le » Hezbollah ne peut donc pas décemment se situer à « quelques kilomètres » du nord d’Israël, même s’il domine politiquement le sud du Liban. La suite de l’article nous confirmera que nous n’avons pas ici affaire à une figure de style qui se bornerait à évoquer un tout par l’une de ses parties [1], mais à une mise en scène dramatisante.

 

Deuxième information : le Hezbollah est « surarmé ». Parlons « chiffres » : même si les estimations varient, les spécialistes s’accordent pour évaluer les effectifs militaires du Hezbollah à environ 1000 hommes, auxquels s’ajouteraient approximativement 10.000 réservistes. On apprend dans l’article que le mouvement aurait en sa possession 40.000 à 50.000 roquettes, auxquelles il convient d’ajouter une centaine de missiles à moyenne portée. Il y a bien évidemment de quoi faire des dégâts, matériels et humains. Mais si le Hezbollah est « surarmé », comment qualifier l’État d’Israël ? Car l’armée israélienne c’est, selon les autorités elles-mêmes : 176.500 soldats, 445.000 réservistes, 3340 tanks, 516 avions de combats, 171 hélicoptères, 57 navires de patrouille, 15 vaisseaux de combat et 3 sous-marins. Et l’arme nucléaire [2]. Alors, « sursursurarmé », l’État d’Israël ? Les comparaisons, si elles ne disent pas tout, permettent souvent d’éviter les excès de langage, quand bien même ils seraient utiles pour la mise en scène.

 

Troisième information : le Hezbollah est « menaçant ». Nous tenons là le fil conducteur de l’article, de ses omissions, erreurs et parti pris. Que voici.

 

Quelques oublis malencontreux

 

L’article s’ouvre par un « focus » sur une habitante du kibboutz Yiron, Ada Sereni, « [qui] n’a pas quitté sa terrasse (…) durant la guerre de 2006 avec le Hezbollah, malgré les 4000 roquettes qui se sont abattues sur Israël ». Le lecteur est ainsi invité à admettre que la sérénité d’Ada Sereni, « énergique octogénaire », force le respect. D’autant plus qu’« Ada en a vu d’autres », puisqu’elle « fait partie du petit groupe de combattants de la Haganah, une des forces armées à l’origine de l’armée israélienne, qui a participé aux combats de la guerre d’indépendance en 1948 et a fondé le kibboutz ».

 

Peut être aurait-il été judicieux de rappeler ce que fit alors la Haganah et donc ce qu’Ada a vraisemblablement « vu d’autre ».

 

Le kibboutz Yiron a été fondé en 1949 par des membres du Palmach, troupe d’élite de la Haganah. Ce que la journaliste ne précise pas, c’est que ce kibboutz a été établi sur les ruines d’un village arabe détruit pour l’occasion, Saliha, dans lequel un véritable massacre a été commis. L’historien israélien Benny Morris, spécialiste de la guerre de 1948, a établi que ce sont entre soixante-dix et quatre-vingts villageois qui ont alors été tués de sang-froid par la section de la Haganah qui a ensuite rasé Saliha et fondé Yiron [3]. On comprend, sans avoir besoin de lire entre les lignes, qu’Ada Sereni, ancienne du « petit groupe de combattants de la Haganah (…) [qui] a fondé le kibboutz » était de la partie. Alors oui, pas de doute : « elle en a vu d’autres ».

 

Le deuxième kibboutz évoqué par Delphine Matthieussent, Iftah, a été établi sur les terres du village arabe de Qadas, après l’évacuation forcée de la population, à l’été 1948. Ses fondateurs sont eux aussi des membres du Palmach, appartenant à la brigade Iftach (d’où le nom du kibboutz). Le troisième kibboutz, Bar-Am, se tient en lieu et place du village arabe de Kafr Birim, duquel la population a été expulsée en novembre 1948. Inutile de préciser que ce kibboutz fut lui aussi établi par… des membres de la Haganah.

 

Est-on obligé d’établir une histoire détaillée de chacun des lieux dans lequel on se rend pour un reportage ? Non. Mais dans le cas qui nous occupe, certaines précisions auraient pu s’avérer éclairantes. Résumer la généalogie des « villages » dans lesquels le « Grand angle » a été réalisé aurait sans doute pu permettre de replacer les témoignages dans leur contexte historique et de se prémunir contre la vision anhistorique et dépolitisée de la « menace » que la suite de l’article nous propose.

 

 

Une menace… menaçante

 

 

Le Hezbollah, nous dit l’auteure du reportage, est « menaçant ». Tout le monde le dit d’ailleurs : « “Il y a un gros risque que le Hezbollah, aidé par les Syriens et les Iraniens, prenne le contrôle du Liban et provoque un nouveau conflit avec Israël”, confie [Ada Sereni] » ; « Gabi Ashkenazy a dit craindre que le Parti de Dieu, déjà en position de force sur la scène politique libanaise, ne cherche à prendre le pouvoir » ; « Tsahal redoute que (…) le Hezbollah lance des missiles sur Israël afin de provoquer un embrasement de la région » ; « Dan Méridor a estimé que le Hezbollah dispose à présent de missiles couvrant l’ensemble du territoire israélien » ; « L’État hébreu soupçonne en outre la Syrie d’avoir fourni des Scud, susceptibles de toucher ses grands centres urbains, à la milice chiite »… Que chacune des parties en conflit se sente menacée par l’autre, cela se comprend aisément. Mais ici, effet du « Grand angle », seules les craintes israéliennes sont évoquées, sans que rien ne vienne recouper et vérifier ce qui les fonde.

 

 

Certes, Delphine Matthieussent ne dissimule pas l’identité de ses sources. Mais leur liste laisse une impression déplaisante. Dans l’ordre : une ancienne député israélienne, un chef d’état-major israélien, l’armée israélienne, le ministre du renseignement israélien, et l’État d’Israël. Quand bien même ces sources auraient raison (l’avenir nous le dira), le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas très… diversifiées. De deux choses l’une : ou bien la journaliste de Libération a délibérément choisi de ne se fier qu’aux sources israéliennes, ce qui n’est pas très professionnel ; ou bien toutes ses sources (israéliennes ou pas) disent la même chose, et dans ce cas on n’arrive pas à comprendre pourquoi elle n’a retenu que le point de vue israélien. Dans un cas comme dans l’autre, le propos de l’article en est considérablement appauvri. Il aurait pourtant été simple de trouver, par exemple, de nombreux discours et propos d’Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, dans lequel il profère des « menaces ». Mais il aurait fallu alors constater qu’il « menace » toujours Israël de « riposter » ou de « répondre » à une éventuelle attaque. Simple dissimulation, de sa part, d’objectifs conquérants ? Seule une enquête approfondie permettrait de l’établir ou de le démentir.

 

Mais poursuivons. De quoi les habitants des trois villages ont-ils peur ? Du Hezbollah, bien sûr. Le souvenir de la guerre de 2006, au cours de laquelle nombre d’entre eux avaient dû fuir et/ou se réfugier dans des abris, est omniprésent. Et on le comprend. Mais l’article nous apprend que, « paradoxalement », ce n’est pas la peur des roquettes du Hezbollah qui domine : « À Bar-Am, un kibboutz situé à 500 mètres du territoire libanais, les infiltrations de combattants du Hezbollah et les tentatives d’enlèvements restent la principale source d’inquiétude » ; « [Dorit] craint par-dessus tout une infiltration terroriste : “S’ils rentrent chez toi, tu ne peux pas te sauver, tu ne peux rien faire, au moins avec les roquettes tu peux partir ou te réfugier dans un abri”. » L’inquiétude est palpable et, une fois encore, compréhensible. Mais les règles élémentaires du travail de journalisme n’auraient-elles pas dû conduire Delphine Matthieussent à faire la part entre ce que ressentent ses interlocuteurs et les faits ?

 

Quels faits ? Depuis sa naissance, en 1982, le Hezbollah a capturé huit soldats israéliens au cours de quatre opérations. Deux d’entre elles ont eu lieu au Liban (alors sous occupation israélienne), la troisième dans la zone dite des « fermes de Chebaa » (considérée au regard du droit international comme territoire occupé par Israël), et la quatrième, en juillet 2006, à la frontière israélo-libanaise, côté israélien d’après Israël et une commission de l’ONU, côté libanais d’après le Liban. Si l’on se range à la version israélienne et onusienne de l’opération de 2006, le Hezbollah a donc, depuis 1982, franchi une fois la frontière pour y capturer deux soldats. Corollaire : en vingt-huit années d’existence, le Hezbollah n’a jamais mené une opération de type « infiltration et enlèvement de civils israéliens ».

 

Rien ne dit, du moins a priori, qu’il en ira de même à l’avenir. Mais les informations manquantes ne sont pas de simples détails. Elles auraient pu permettre, non pas de relativiser les peurs des habitants interrogés, mais de les éclairer sous un autre jour. Elles auraient, surtout, pu permettre de comprendre pourquoi le seul événement concret auquel l’article se réfère est celui de « l’infiltration à Nahariya (…) [au cours de laquelle] quatre terroristes étaient venus du Liban par la mer et s’étaient introduits de nuit dans la maison d’une famille israélienne ». Delphine Matthieussent nous précise que cet événement s’est produit « en 1976 ». Il s’est en fait produit en 1979, mais peu importe.

 

L’essentiel est ailleurs, car de nouveau les oublis sont fâcheux : que ce soit en 1976 ou en 1979, le Hezbollah n’existait pas. Le commando n’était même pas libanais, puisqu’il était composé de quatre palestiniens membres du Front de libération de la Palestine, organe dissident de l’OLP. Si l’on y ajoute le fait, rappelé, celui-ci, par la journaliste de Libération, que l’attaque s’est produite « par la mer », dans une « ville côtière », force est de constater que le rapprochement opéré entre le drame de Nahariya et l’hypothétique « infiltration » du Hezbollah (modus operandi qu’il n’a jamais employé), dans des kibboutzim situés dans les terres, s’il témoigne de l’angoisse des habitants, ne devrait pas être pris pour argent comptant par une journaliste.

 

L’action du commando fut une tragédie au cours de laquelle quatre Israéliens, dont deux enfants, furent tués. Ce n’est en rien relativiser ses conséquences immédiates que de s’interroger sur le sens de son souvenir, plus de trente ans plus tard, pour évoquer une éventuelle action du Hezbollah, alors que Delphine Matthieussent s’abstient de s’interroger, même brièvement, sur la réalité de la « menace » de conflit et d’introduire une dimension essentielle : celle de ses racines politiques.

 

Une menace inexplicable… et inexpliquée

 

« C’est comme vivre près d’un volcan. La question n’est pas de savoir s’il y aura la guerre mais quand », explique l’un des habitants interrogés par la journaliste de Libération. « Tension », « menace », « alerte », « risque », « inquiétude », « embrasement »… Tout au long de l’article, les mots ne manquent pas pour souligner le climat qui règne dans les villages israéliens. Mais, comme on l’a vu plus haut, les omissions, l’unicité des sources et l’absence manifeste de distance par rapport aux propos rapportés entretiennent, pour utiliser des termes à la mode en France, une confusion totale entre le « sentiment d’insécurité » et une « insécurité réelle » dont rien ne permet de prendre la mesure et de saisir les causes.

 

En d’autres termes, et même si l’on ne peut évidemment pas exiger de qui que ce soit qu’il joue les devins, la question : « Que pourrait-il réellement se passer ? » n’est jamais posée. Ce qui est regrettable. Corrélat logique de ce manque, l’absence de réponse à la question : « Pourquoi cela pourrait-il se passer ? » Ou, plus prosaïquement : « Mais pourquoi diantre le Hezbollah voudrait-il lancer des roquettes sur Israël ? »

 

« Absence de réponse », ou presque. On trouve, à la lecture de l’article, un motif qui pourrait permettre de répondre à la question « Pourquoi ? » Il se trouve dans un passage que nous avons déjà cité, en le coupant honteusement, et que nous re-citons ici dans son intégralité : « Tsahal redoute que, pour faire diversion à l’annonce du verdict du TSL [Tribunal spécial pour le Liban], le Hezbollah lance des missiles sur Israël afin de provoquer un embrasement de la région et amener une redistribution des cartes sur la scène intérieure libanaise. »

 

Explication de texte : le Tribunal spécial pour le Liban a été créé par l’ONU en 2007, à la demande de la majorité du gouvernement libanais. Il est chargé d’enquêter sur les circonstances de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri en février 2005. Sa légitimité est contestée par diverses forces politiques libanaises, au premier rang desquelles le Hezbollah. Le TSL a récemment rendu ses premières conclusions, qui accusent le Hezbollah d’être impliqué dans l’attentat contre Hariri. Le Hezbollah qui pourrait donc, selon l’armée israélienne, attaquer Israël pour « faire diversion ».

 

Pourquoi pas ? Mais peut-on sérieusement se contenter de cette « explication » ? Peut-on décemment penser que le Hezbollah pourrait attaquer la première armée de la région pour des seuls motifs de « redistribution des cartes sur la scène intérieure libanaise » ? A priori oui, puisqu’aucun autre motif n’est avancé dans l’article. N’y aurait-t-il donc pas de causes « extra-libanaises » qui pourraient permettre de comprendre la « tension » entre le Hezbollah et Israël ? Le contentieux entre les deux acteurs est tout bonnement évacué de l’article. C’est dommage, car il a des racines profondes qui, si elles avaient été ne serait-ce qu’évoquées, aurait très probablement été fort utiles au lecteur.

 

 

Comprendre ?

 

 

Anhistorique, décontextualisé, dépolitisé : un tel reportage n’est pas sans risques. L’absence de la mention des racines politiques et historiques des « tensions » peut parfois confiner au ridicule. Témoin ce passage de l’article, un véritable chef-d’œuvre du genre : « Les tensions se sont pourtant multipliées ces derniers temps. En août, l’élagage d’un arbre par des soldats israéliens sur la ligne bleue, tracée par l’ONU après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, a fait quatre morts et failli dégénérer en conflit ouvert. » On se frotte les yeux et on relit pour être sûr de bien comprendre, en retenant seulement cette fois-ci le sujet, le verbe et le complément [4] : L’élagage d’un arbre… a fait quatre morts.

Mais que s’est-il passé ? Les élagueurs sont-ils tombés de l’arbre ? Ou alors est-ce l’arbre qui est tombé sur une famille qui pique-niquait tranquillement ? Ou peut-être, autre explication plausible, est-ce le Hezbollah, mouvement islamique et donc, à sa façon, « vert », qui a manifesté sa fibre écologiste en voulant venger la mort d’un arbre ?

 

 

Trêve d’ironie : malheureusement, l’incident dit « de l’arbre » a, lui aussi, été tragique, se soldant par la mort de deux policiers et d’un journaliste libanais, ainsi que celle d’un officier israélien. La seule explication qui permet de comprendre comment les choses ont ainsi pu dégénérer est bien évidemment le contentieux frontalier entre Israël et le Liban. En effet, même si Israël s’est retiré du Liban en 2000 après vingt-deux années d’occupation, le tracé de la « frontière » est toujours objet de polémique. Polémique aussi au sujet de la zone dite des « fermes de Chebaa », conquise par Israël en 1967. Et quiconque observe la vie politique régionale sait que c’est notamment parce qu’il revendique la souveraineté arabe sur les zones occupées que le Hezbollah se considère toujours en guerre contre Israël.

 

 

Le contentieux territorial n’est pas la seule explication des « tensions ». Car si l’on n’a pas oublié la guerre de 2006 dans les kibboutzim du nord d’Israël, on ne l’a pas non plus oubliée au Liban, tout particulièrement dans le sud. Aujourd’hui encore, les bombes à sous-munitions larguées par Israël en 2006 tuent au Sud-Liban. Les bâtiments et les infrastructures détruites en 2006 sont loin d’avoir été reconstruits dans leur intégralité et, pour des dizaines de milliers de Libanais, les conditions de vie demeurent précaires, notamment pour ceux qui n’ont toujours pas pu retourner chez eux. D’où une certaine amertume à l’égard d’Israël. Voire, osons le terme, une certaine animosité.

 

 

Comprendre, ce n’est pas justifier. Au cœur d’un conflit et, a fortiori, d’une guerre, il est presque inévitable que l’information soit absorbée par la propagande. Mais à l’écart de ce conflit et, quelle que soit la position que l’on adopte face aux camps en présence, rien ne justifie que le journalisme d’information, sous couvert de compréhension, volontairement ou pas, par ignorance plus ou moins délibérée, cède devant le journalisme de guerre : condamner sans réserve le Hezbollah et soutenir plus ou moins inconditionnellement le gouvernement d’Israël n’impose pas de le faire au détriment de l’exactitude des informations et de quelques éléments d’explication. Bien au contraire. Et l’inverse est non moins vrai. Les explications font l’objet de controverses ? Est-ce trop demander que ces controverses soient mentionnées, au lieu de n’exposer, à gros traits ou en pointillés, qu’une seule version des faits ?

 

 

C’est malaisé, si l’on ne veut pas s’inscrire dans une logique de « mise en concurrence des victimes » ou procéder au pseudo-« rétablissement d’un équilibre ». Mais comprendre suppose un minimum de distance, comme le montrent les quelques rappels effectués plus haut – nécessaires si l’on veut rendre compte de la « tension » qui règne entre Israël et le Liban et de ses conséquences dans les kibboutzim du Nord. L’article de Delphine Matthieussent entend relater les effets de cette « tension ». Mais si l’on occulte totalement les causes, à quoi bon relater les effets ? Loin d’informer le lecteur, ce type de reportage le désarme, puisqu’il ne lui offre pas les moyens de comprendre et, au contraire, lui laisse entendre qu’il n’y a, en définitive, rien à comprendre. À moins qu’il ne l’incite à prendre parti pour un seul camp, par simple compassion pour certains de ses acteurs et en raison de leur impuissance, réelle ou présumée.

L’image du réveil du volcan (reprise en intertitre) est en ce sens exemplaire : que peut-on faire pour l’éviter ? Rien. C’est comme ça. Il faut s’y préparer, « et puis c’est tout ». Telle l’éruption du volcan, l’attaque du Hezbollah peut survenir à n’importe quel moment. Rien ni personne ne pourra l’empêcher. La violence du Hezbollah est comme la colère du volcan : une fatalité, une loi de la nature, auxquelles les êtres humains doivent se résigner. Dans de telles conditions, l’article ne pouvait être conclu que par la bonne parole de celle qui, pourtant, « en a vu d’autres » : « Aujourd’hui, je ne suis plus sûre de rien. Je ne suis pas sûre que je verrai un jour la paix et cela me peine profondément ».

 

 

Empathie ou parti pris ?

 

 

Un propos proprement politique circule au travers des citations. Et l’auteure de l’article l’accueille sans distance. Façon pour elle de prendre parti sans en avoir l’air.

 

Ainsi : « [Ada Sereni] partage cependant avec les plus jeunes membres du kibboutz, restés majoritairement fidèles aux idéaux de gauche, un profond désarroi face à l’impasse des négociations avec les Palestiniens et la Syrie ». Certes, l’article n’avait pas pour objet d’analyser les causes de cette « impasse ». Mais que sont ces « idéaux de gauche », dont tout le contexte laisse entendre qu’ils seraient naturellement pacifiques ? Quelques informations dont les lecteurs de Libération auraient été en droit de disposer, permettent de mieux les cerner.

 

 

Yiron, Iftah et Bar-Am font partie des kibboutzim fondés dans l’immédiat après-guerre de 1948. Plus qu’économique, leur rôle était essentiellement stratégique : empêcher le retour des réfugiés et étendre le territoire sous juridiction israélienne. C’est pour cette raison qu’ils se trouvent aussi près des lignes d’armistice de 1949, et qu’y furent installés, pour l’essentiel, des membres des forces armées. Comme l’écrit Benny Morris, « Au départ, à la fin de l’année 1948 et au début de 1949, la principale raison politique pour laquelle les colonies furent établies était de délimiter les territoires et les frontières sur lesquels les accords généraux d’armistice seraient signés. » [5]

 

De l’histoire ancienne ? Sans doute. On ne peut pas, soixante ans plus tard, se référer aux seules motivations qui ont conduit à l’établissement de ces kibboutzim ? Certes. Mais le rôle de ceux-ci a-t-il véritablement changé ? À titre d’exemple, la journaliste de Libération aurait pu rappeler qu’en août 2006 le kibboutz Yiron fut l’un des quatre kibboutzim israéliens à se porter candidat pour recevoir une partie des cent trente jeunes juifs venus du monde entier pour accomplir leur service militaire en Israël, dans la foulée de la guerre avec le Liban. Les habitants de Yiron ont accueilli et hébergé trente et un jeunes dont les motivations, étant donné le contexte, ne faisaient guère de doute. Ce faisant, Yiron a actualisé son rôle militaire stratégique. Information digne d’intérêt ou non ? Pour Libération, c’est non.

 

Sous couvert d’un reportage en immersion, dans lequel la parole est largement donnée à de « vraies gens », le « Grand angle » du 14 décembre est en réalité un concentré d’omissions et d’approximations qui sous-tendent un parti pris politique dissimulé par un parti pris d’humanité. Car contrairement aux apparences, l’article est éminemment politique, et idéologiquement très orienté : les choix et les oublis de Delphine Matthieussent ne l’empêchent pas, en effet, de nous raconter une histoire. Cette histoire, c’est celle d’habitants du nord d’Israël, terrorisés par une attaque du Hezbollah qui vient, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec Israël, et contre laquelle ils ne peuvent rien.

 

Compassion pour des victimes potentielles ? Bien sûr. Mais, en ce cas, la compassion se substitue à la compréhension et prépare ainsi le lecteur à « choisir son camp ». À défaut de comprendre.

 

À moins que Libération n’ait prévu de publier rapidement un « Grand angle » réalisé de l’autre côté de la « frontière ». Nul doute alors que les journalistes du quotidien feront preuve de la même empathie pour les Libanais et les Palestiniens du Liban, sans rien masquer des causes de leur situation.

Colin Brunel

Notes

[1] Une métonymie ou une synecdoque : « Washington et Pékin s’opposent sur le dossier du nucléaire iranien » pour « Les États-Unis et la Chine s’opposent sur le dossier du nucléaire iranien ».

[2] Un secret de Polichinelle.

[3] Benny Morris, The Birth of the Palestinian Refugees Problem Revisited, 2004, p. 498.

[4] Une coupe, certes, mais qui ne trahit pas, chacun l’admettra, le sens et la construction originale de la phrase.

[5] Benny Morris, Israel’s Border’s War, 1997, p. 123.

 

 

 

 

 

Kibboutzim à portée de guerre
grand angle

Comment vit-on dans les villages du nord d’Israël, à quelques kilomètres du Hezbollah, surarmé et menaçant ? En alerte permanente.

 

Par DELPHINE MATTHIEUSSENT Envoyée spéciale au kibboutz Yiron

 

 

Ada Sereni, âgée de «plus de 80 ans», comme elle le dit avec coquetterie, n’a pas quitté sa terrasse dans le kibboutz Yiron, à la frontière israélo-libanaise durant la guerre de 2006 avec le Hezbollah, malgré les 4 000 roquettes qui se sont abattues sur Israël. Elle y a fumé, les unes après les autres, ses cigarettes sans filtre en regardant les violents combats qui se déroulaient dans le village libanais de Maroun-al-Ras, visible sur une hauteur à un peu moins d’un kilomètre des maisons de Yiron, une communauté de 150 membres. «Tout le monde me disait de descendre dans l’abri mais je voulais voir ce qui se passait», raconte, de sa voix rauque, l’énergique octogénaire.

Ada en a vu d’autres. Elle fait partie du petit groupe de combattants de la Haganah, une des forces armées à l’origine de l’armée israélienne, qui a participé aux combats de la guerre d’indépendance en 1948 et a fondé le kibboutz. L’ex-députée du Parti travailliste vit «normalement», malgré les risques d’un embrasement avec la milice chiite. «Tout peut recommencer demain, il y a un gros risque que le Hezbollah, aidé par les Syriens et les Iraniens, prenne le contrôle du Liban et provoque un nouveau conflit avec Israël, confie-t-elle. Mais après autant d’années passées à côté de la frontière, elle fait partie de ma vie. Je n’y fais plus attention. Ce n’est pas de l’héroïsme, c’est une donnée de mon existence.»

Yiron fait partie des dizaines de communautés de l’extrême nord d’Israël, ayant pour la plupart privatisé le système collectiviste qui avait présidé à leur fondation en tant que kiboutz. La frontière près de laquelle elles sont installées s’inscrit dans le paysage escarpé de la Haute Galilée comme une ligne ténue, marquée seulement par une barrière électronique sous haute surveillance. Aucun no man’s land ne matérialise cette délimitation internationalement reconnue, d’où une étrange impression de continuité entre Israël et le Liban. Une impression d’autant plus forte que les localités des deux pays se font souvent face à quelques centaines de mètres de distance, à portée de voix parfois.

«Vivre près d’un volcan»

Les tensions se sont pourtant multipliées ces derniers temps. En août, l’élagage d’un arbre par des soldats israéliens sur la ligne bleue, tracée par l’ONU après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, a fait quatre morts et failli dégénérer en conflit ouvert. Surtout, depuis la guerre de l’été 2006, le Hezbollah, soutenu par l’Iran, s’est réapproprié le Sud-Liban malgré la présence d’une force armée des Nations unies. Les villages détruits ont été reconstruits, d’énormes bâtiments, visibles depuis le côté israélien, ont été bâtis dans les collines jouxtant la frontière. Le Parti de Dieu ne se cache pas de vouloir les utiliser en cas de conflit pour abriter ses combattants. Le chef du mouvement, Hassan Nasrallah, affirme que le Hezbollah dispose de 40 000 roquettes contre 13 000 en 2006. «Cinquante mille», a déclaré un responsable du Pentagone, cité la semaine dernière par le New York Times. Et en octobre, le président iranien Mahmoud Ahmedinejad a, pour la première fois, affiché publiquement le soutien de la République islamique à la milice chiite en venant narguer Israël à Bint-Jbeil, un des fiefs de Nasrallah, distant de quatre kilomètres de l’Etat hébreu.

Enfin, l’inculpation, plus que probable, de membres du Hezbollah par le tribunal spécial pour le Liban (TSL), chargé d’enquêter sur l’assassinat du Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, pourrait indirectement faire monter la tension sur la frontière. Il y a quelques semaines, le chef d’état-major Gabi Ashkenazy a dit craindre que le Parti de Dieu, déjà en position de force sur la scène politique libanaise, ne cherche à prendre le pouvoir. Tsahal redoute que, pour faire diversion à l’annonce du verdict du TSL, le Hezbollah lance des missiles sur Israël afin de provoquer un embrasement de la région et amener une redistribution des cartes sur la scène intérieure libanaise.

Malgré ces menaces, une impression de calme et de vie quotidienne ordinaire se dégage des kibboutzim. N’étaient les postes de l’armée et les antennes jalonnant les hauteurs qui surplombent le versant libanais, le paysage aurait des airs de Toscane. La plupart des villages vivent de l’agriculture : des vergers - pamplemousses, poires, pêches, kiwis - et des vignobles s’étendent sur les coteaux le long de la frontière. A l’est, la vallée de la Hula, où serpentent les sources du Jourdain, est une des régions les plus fertiles d’Israël. Certains des kibboutzim produisent aussi du matériel médical et des systèmes high-tech d’irrigation au goutte-à-goutte, exportés dans le monde entier.

Personne, cependant, ne doute du caractère inéluctable d’un prochain conflit. «C’est comme vivre près d’un volcan. La question n’est pas de savoir s’il y aura la guerre mais quand», résume Odi Arbel, secrétaire général du kibboutz d’Iftah. Paradoxalement, l’extrême proximité des kibboutzim avec la frontière pourrait leur offrir une relative protection. Pendant des années, ils étaient les seuls, avec la ville frontalière de Qyriat Shmona, à essuyer les tirs de roquettes du Hezbollah, tirs imprécis et d’une portée de quelques kilomètres.

Le conflit de 2006 a changé la donne, étendant la menace bien au-delà : le Parti de Dieu, doté de missiles de moyenne portée, a frappé Haïfa, et même au-delà, poussant un million d’Israéliens à quitter le nord du pays pour se réfugier dans le centre et le sud d’Israël. Et, il y a quelques mois, le ministre des renseignements israéliens Dan Méridor a estimé que le Hezbollah dispose à présent de missiles couvrant l’ensemble du territoire israélien. L’Etat hébreu soupçonne en outre la Syrie d’avoir fourni des Scud, susceptibles de toucher ses grands centres urbains, à la milice chiite. «En 2006, la plupart des roquettes sont passées au-dessus de nos têtes car le Hezbollah visait les villes, Kyriat Shmona, Safed, Haïfa, où le nombre de victimes potentielles est bien plus important, explique Odi Arbel. La prochaine fois, plus personne ne sera en sécurité, tout le territoire sera touché. Comme ils ciblent les zones névralgiques du pays, Tel-Aviv et la région du centre, c’est peut-être encore ici que nous serons le plus à l’abri.»

Rodés par des années de proximité avec le Hezbollah, les villages israéliens frontaliers sont prêts à toute éventualité. Entourés d’une barrière de sécurité de plusieurs mètres, ils accueillent régulièrement des patrouilles de soldats qui sillonnent la frontière. Chaque bloc d’habitations est doté d’un abri accessible en quelques secondes et une cellule de crise peut être réunie à tout moment, dirigée par un responsable qui prend le contrôle des opérations en cas d’urgence. «On est habitué. S’il se passe quelque chose, on sait quoi faire», explique sobrement Shomi Flax, un sexagénaire à l’allure sportive, en prenant son tour de garde à la barrière située à l’entrée de Yiron. C’est lui qui a supervisé les opérations dans le kibboutz pendant les 33 jours de guerre en 2006. «L’avantage du kibboutz, concède-t-il, c’est que nous sommes solidaires. Il ne peut y avoir de situation, comme cela a été le cas dans les villes en 2006, où on oublie quelqu’un, un enfant ou une personne âgée.»

Malgré l’omniprésence de l’armée, l’organisation bien rôdée des kibboutzim et les dénégations stoïques des anciens, encore animés par l’esprit pionnier des premiers villages collectivistes, la proximité de la frontière se fait souvent oppressante. A Bar-Am, un kibboutz situé à 500 mètres du territoire libanais, les infiltrations de combattants du Hezbollah et les tentatives d’enlèvements restent la principale source d’inquiétude. «La frontière est tellement proche que cela nous inquiète plus que les missiles», explique Amir Halpérin, secrétaire général du kibboutz, un des plus prospères de la région.

Une appréhension lancinante

Les mères de famille de Bar-Am sont nombreuses à faire le même cauchemar. «C’est toujours la même angoisse : je rêve que des terroristes rentrent chez moi», confie Yaara Littman, 48 ans, mère de quatre enfants. Elle dit «penser souvent» au tragique épisode de l’infiltration à Nahariya, une petite ville côtière israélienne proche de la frontière libanaise, en 1976. Quatre terroristes étaient venus du Liban par la mer et s’étaient introduits de nuit dans la maison d’une famille israélienne. «Je me repasse le film des événements, explique Yaara. Comment ils ont traîné le père et la fille de 4 ans sur la plage, abattu le père puis fracassé la tête de la petite contre un rocher. Comment dans la maison, la mère qui s’était cachée avec leur autre fille de 2 ans, l’a étouffée en tentant de l’empêcher de crier. Je fais des plans, j’échafaude des scénarios, je me demande comment je réagirais si cela m’arrive.»

Dorit, 33 ans, mère de trois enfants, ne cache pas non plus les appréhensions qu’elle parvient toutefois à repousser pour «fonctionner» au quotidien. «Je vis normalement mais, dans un coin de ma tête, je sais qu’à n’importe quel moment il peut se passer quelque chose. Je suis jalouse des gens qui vivent en Europe. Bien sûr, ils ont leurs problèmes mais ils n’ont pas ce sentiment diffus d’être sans arrêt en danger»,résume la jeune femme. Dorit n’a pas hésité une seconde à quitter Bar-Am, dès les premiers jours du conflit de l’été 2006, parce qu’elle était «enceinte jusqu’au cou» mais aussi pour «mettre en sécurité ses enfants». Comme Yaara, elle craint par-dessus tout une infiltration terroriste : «S’ils rentrent chez toi, tu ne peux pas te sauver, tu ne peux rien faire, au moins avec les roquettes tu peux partir ou te réfugier dans un abri.»

Ada, mentionnant un «conflit de générations», relève, l’air sombre, «qu’à son époque» personne ne quittait le kibboutz et que, pendant les pires bombardements de la guerre de 1967, «les enfants sont restés des jours entiers dans les abris». Elle partage cependant avec les plus jeunes membres du kiboutz, restés majoritairement fidèles aux idéaux de gauche, un profond désarroi face à l’impasse des négociations avec les Palestiniens et la Syrie. «Je pense que nous sommes encore en train de manquer une occasion de trouver un accord avec les Palestiniens, ce qui veut dire que tôt ou tard il y aura une guerre. Je n’ai plus de force pour les guerres. Je suis prête, comme beaucoup d’autres Israéliens, à faire de grosses concessions, à accepter que le pays soit plus petit pour que nous puissions vivre en paix avec nos voisins arabes.» Et d’ajouter : «A une époque, je pensais que je pourrais un jour aller me promener à Beyrouth. Quand on me demandait "Où se trouve Yiron ?", je répondais : "Près de Beyrouth." Mais aujourd’hui, je ne suis plus sûre de rien. Je ne suis pas sûre que je verrai un jour la paix et cela me peine profondément.»

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