Immigration africaine: voyage au bout de la peur

Reportages: sommaire 

 

22 Mars Agades gare routière

L’interception de plus de huit cents immigrants sur les côtes des Canaries et de l’Andalousie, dans la seule semaine du 13 au 19 août, a entraîné une crise entre le gouvernement espagnol et son homologue marocain, accusé de ne pas contrôler ses frontières. Depuis le nord du Niger, et dans des conditions dantesques, des dizaines de milliers d’autres clandestins du Sahel et de l’Afrique noire traversent chaque année le désert pour rejoindre la Libye ou l’Algérie, passage vers l’Occident. En mai 2001, drame qui n’a rien d’exceptionnel, cent quarante d’entre eux y ont laissé la vie.

 

Dirkou (nord du Niger), 26 février 2001. Un camion part vers la Libye. Voulant éviter le poste-frontière libyen de Tidjeri, il se perd avec ses passagers. Trois personnes réussissent à donner l'alerte. Les recherches effectuées par l'armée libyenne permettent de récupérer quarante survivants ; la gendarmerie nigérienne indique vingt-trois morts ; un chauffeur parle de vingt-sept corps enterrés. On ne réussira pas à savoir combien il y avait, au départ, de passagers. En général, on en compte au minimum une centaine.

 

Il est difficile de tenir la chronique macabre des départs sans retour des clandestins du Sahel, morts anonymes et occultés dont personne, jusqu'à l'accident médiatisé de mai - cent quarante cadavres retrouvés dans un camion - ne parlait . Ni au Niger que les migrants traversent et qui est devenu la plaque tournante de ce trafic, légal aux yeux des autorités, mais surtout vital pour ce pays parmi les plus pauvres au monde. Ni en Libye, opulente voisine, qui s'accommode parfaitement de l'ambiguïté du statut de cette immigration tolérée, sollicitée, mais non légalisée. Une immigration nécessaire à l'ambitieux projet du colonel Mouammar Kadhafi de « faire reverdir le désert » mais que celui-ci voudrait contenir dans les provinces sahariennes du Sud pour effectuer des travaux de mise en valeur dans des conditions extrêmes. Ni en Algérie, qui reçoit une part substantielle de cette immigration, mais qui sert surtout de transit vers l'Europe via le Maroc et le détroit de Gibraltar. Ni en Europe, qui découvre épisodiquement le désespoir de jeunes qui viennent mourir à ses portes sur de frêles radeaux.

Pour beaucoup d'immigrants, le voyage a commencé au-delà du désert du Ténéré, à Agadez, au coeur du Niger. La ville est devenue le nouveau carrefour migratoire vers lequel convergent presque tous les flux en provenance de l'Afrique de l'Ouest, y compris le Nigeria et le Ghana anglophones. Dans un hôpital, où sont reçus des rescapés, on ne peut que déplorer : « Les migrants venant de plus en plus du Sud n'ont aucune idée du désert et de ses dangers. »

 

23 mars. Erg du Ténéré. Première panne 

C'est de la gare routière que partent, au vu et au su de tous, sous contrôle policier, des camions bourrés de plus de cent personnes, sous couvert d'« agences de voyages » ayant pignon sur rue et dûment enregistrées comme transportant des migrants vers les pays du Maghreb, y compris vers l'Algérie, pourtant jugée dangereuse. D'ailleurs, les départs pour ce pays ne se font pas sur des camions mais sur des Toyota pick-up qui permettent d'échapper aux contrôles. Sauf qu'ils sont tout aussi bourrés : de 25 à 30 passagers y cohabitent dans un invraisemblable exercice d'équilibre !

Pour le Niger, pays pauvre, le transit de ces migrants représente une source de revenus et une dynamisation d'autant plus appréciables qu'elles concernent la région Nord, la plus déshéritée, théâtre de la rébellion touareg dont le moindre facteur explicatif n'est pas la misère. En deux ans, depuis le retour de la paix dans la région, cinq « agences de voyages », à destination de la Libye, ont vu le jour. Les transporteurs pirates prolifèrent et réalisent de substantiels bénéfices. Les commerçants ne sont pas en reste qui, en sus de leur marchandise, transportent des migrants pour amortir leurs frais.

  

On s’abrite comme on peut 

 

Adam, chauffeur de notre camion, Touareg noir travaillant pour le compte d'un Nigérien, raconte comment, pendant quinze ans, son « bahut » a transporté du mil à Bilma et Dirkou, ramenant du sel en retour. Depuis les années 1990, son patron, comme beaucoup d'autres, s'est orienté vers le commerce avec la Libye et le transport des migrants. « En quinze ans, assure Adam, j'ai transporté plus d'hommes que de grains de sel dans mon camion. »

Ces flux ont eu pour effet de développer une sorte de spécialisation mécanique et « voyagiste » ; des quartiers entiers de la ville d'Agadez s'y consacrent, qu'il s'agisse du quartier de l'autogare, de la route d'Arlit (cité de l'uranium, dernière ville sur la route de l'algérienne Tamanrasset) ou même du centre-ville, qui, en plein coeur du marché, s'adonne quasi exclusivement au commerce avec les candidats au voyage.

A côté des Agadésiens qui tiennent les « agences de voyages », des camions de transport et des commerces d'alimentation pour l'approvisionnement nécessaire à la traversée, s'active une multitude de migrants. Forts de leur propre expérience, ils se sont reconvertis dans la prestation de services à leurs compatriotes et tiennent des gargotes, des maisons-dortoirs, des commerces d'accessoires (bidons pour l'eau, lampes torches, couvertures...) ou autres « salons » de coiffure.

 

Pour les autorités nigériennes, cette activité informelle n'a rien d'anormal. La réponse donnée par le préfet est la même que celle des responsables de la police et de la gendarmerie : « Tout est parfaitement légal. Il s'agit de ressortissants africains qui ont parfaitement le droit de transiter par le Niger. Le reste, c'est leur responsabilité. » Pas d'émigration clandestine, donc ! Une fois dans le Sud libyen, les immigrants peuvent réussir tout au plus à se faire établir une « carte de santé », papier obligatoire pour travailler, en versant un bakchich aux fonctionnaires locaux par le biais de compatriotes qui servent d'intermédiaires et en vivent. Certains se font établir une carte consulaire dont la seule utilité est, en fait, de disposer d?un document transcrivant leur identité en langue arabe. Hamidou, jeune Nigérien de 29 ans, entré il y a quatre ans en Libye avec un visa, fait figure de privilégié. Il travaille comme domestique chez un dignitaire libyen qui, selon lui, le « traite comme un fils ». Pourtant, à l'image de ses milliers de compatriotes et de tous les autres Africains entrés avec ou sans visa, il n'a pas de carte de séjour. Sans la protection directe de son patron, il peut être expulsé, comme tout autre migrant africain.

 

Expulsions d'Europe

Le côté précaire de cette immigration est cultivé pour en garantir la réversibilité. La Libye a toujours fait alterner ouverture et fermeture, sollicitations et répression. Suivant les aléas de cette politique, les contrôles policiers servent à maintenir les migrants dans le Sud ou à les expulser massivement, comme actuellement. 

Kofi, qui trône au bureau de l'hôtel Sahara, à Agadez, a travaillé trois ans en Libye. « Les pires années de ma vie. Le racisme est monnaie courante. Un Noir n'a pas de nom : il se fait toujours appeler esclave, même par les enfants. » Il a connu les rafles, la rétention dans les camps, mais aussi la corruption pour échapper à la répression. Au bout de trois années où il a mêlé travail comme salarié agricole et commerce informel d'habits à l'usage de ses compatriotes, il a réuni suffisamment de moyens pour tenter l'aventure européenne. Pour la majeure partie des Nigérians, elle demeure un objectif rarement atteint.

Kofi traverse en fraude vers Tunis d'où il embarque clandestinement pour 1 500 dollars (1 694,34 euros) vers l'Italie avec soixante-dix autres personnes. Son séjour européen ne durera que quelques mois au bout desquels, appréhendé à Bruxelles, il est expulsé vers Lagos. « Un Nigérian sur cinq finit par traverser pour l'Europe, surtout les gens du Sud qui ont des filières et rien à perdre », avance-t-il. Les refoulements et la répression musclée, côté libyen, ainsi que leur corollaire de drames, ne peuvent pourtant rien contre des flux qui continuent à s'amplifier, sous une pression qui puise toujours plus loin vers le Sud. « La réussite est impossible en Afrique, lâche Kofi. Tout est pourri et tout finit par basculer. »

Un frémissement saisit Agadez à la mi-mars, et ajoute à son habituelle frénésie. Tout le monde a été attentif au sommet africain de Syrte (les 1er et 2 mars 2001) et surtout au discours du colonel Kadhafi. La nouvelle s'est vite propagée  : l'Union africaine a été proclamée. Sur cette annonce, les rumeurs les plus optimistes se sont vite greffées (« Kadhafi a lancé un appel au retour des Africains expulsés »), amplifiées par les « rabatteurs », souvent d'anciens migrants qui, contre une commission, dirigent les nouveaux arrivants vers les agences. De fait, une à deux semaines après la réunion de Syrte, les flux, jamais taris, se sont substantiellement gonflés, constitués pour une part par les migrants expulsés de Libye ou ayant fui les violences. Les affaires reprennent donc.

 

 Les enfants ont le droit de se réchauffer

 

Ibrahim, propriétaire d'une des « agences de voyages », n'arrive plus à trouver de camions, loués parfois deux fois plus cher, l'équivalent de 15 000 francs français (2 286,74 euros), par des trafiquants de cigarettes (dont la prospérité s'expliquerait par l'implication de l'entourage du colonel Kadhafi). Finalement Ibrahim arrive à me trouver une place sur un camion « clandestin », c'est-à-dire un véhicule n'appartenant pas à une agence agréée, mais affrété par un commerçant toubou (l'ethnie bénéficiant le plus de facilités de circulation en Libye et dont de nombreux membres ont acquis la nationalité libyenne). Les migrants sont embarqués en sus de la marchandise, pour mieux rentabiliser le voyage. Nous ne serons donc « que » quatre-vingts passagers : pressé, le commerçant ne veut pas prendre de risques en surchargeant le camion.

L'embarquement donne toujours lieu à des empoignades et dure des heures. Domine l'angoisse de ne pas pouvoir embarquer, mais aussi celle de la place à occuper dans ces « camions cathédrales » surchargés en marchandises et en hommes. Pour « clandestin » qu'il soit, notre embarquement se fait quand même en présence de la police. Moins pour maintenir l'ordre que pour prélever la dîme. Alors que l'agence enregistre les partants et paye une taxe pour chacun d'eux, la police va multiplier les barrages où, sous prétexte de contrôles, les ressortissants étrangers se font racketter. La somme varie entre 1 000 et 2 000 francs CFA (entre 1,53 et 3,06 euros) Rien que pour sortir des limites d'Agadez, nous passerons quatre « barrages ».

Excédé parce qu'il y en a un de plus que lors de son dernier voyage, le chauffeur prend une piste inhabituelle. Nous sommes vite rattrapés par des policiers en furie, qui font descendre prioritairement les Nigérians et défont leurs bagages en criant « drogue ». Exhibant des billets pour signifier qu'il faut payer, un policier passe au milieu des passagers - relâchés au fur et à mesure qu'ils mettent la main à la poche. J'intercède pour un jeune Nigérian que les policiers ne veulent pas laisser remonter parce qu'il n'a plus que 500 francs CFA (0,76 euro) à offrir. « Nous faisons cela par humanité, me dit un policier Nous savons qu'ils ont tous des faux papiers mais nous ne voulons pas les bloquer. Alors, ils payent et ils passent. »

 

 

25 mars. Deuxième panne. On croise un camion de retour de Libye

 

L'attitude de la population, elle, est toute différente. Lorsque notre camion quitte Agadez, il est salué par les nombreux habitants présents dans la rue en cette fin d'après-midi, moment habituel des départs. L'agglomération regarde ses migrants avec beaucoup de sympathie. Ils lui ont permis de renouer avec le rôle de carrefour qui fut le sien au XVIe siècle, quand cette ville prestigieuse de 50 000 habitants occupait une place charnière dans les échanges transsahariens, à l'intersection des grandes pistes caravanières qui relient la Méditerranée au pays haoussa et le Mali à l'Egypte. Clin d'oeil dramatique de l'histoire : à côté de l'or, le trafic concernait essentiellement la traite des esclaves. Ce passé de ville caravanière ayant juxtaposé différentes communautés explique-t-il cette exceptionnelle sympathie ? On ne décèle pratiquement aucune trace d'intolérance. Pourtant, à court d'argent, beaucoup de migrants doivent prolonger leur séjour à Agadez et, pour tenter de se constituer un pécule, se livrent à de petits boulots. Parfois il ne s'agit plus de petits boulots mais d'une perte de dignité, pour financer la poursuite de leur voyage, de nombreuses femmes s'adonnent à la prostitution occasionnelle. Fort abondantes dans cette ville de transit, les maisons closes possèdent autant de pensionnaires étrangères que de natives.

Sous les vivats des foules, notre camion quitte Agadez en tanguant doucement sous le poids des passagers juchés en équilibre précaire sur des marchandises. La carrosserie du véhicule est noyée sous une multitude de bidons de plastique recouverts de toile de jute et transportant la réserve en eau des passagers, largement supérieure aux quatre jours normalement nécessaires pour atteindre Dirkou.Ce qui rappelle la difficulté de la traversée. Et ne semble préoccuper personne. Ici, le maître-mot est « chance ». On s'en remet à elle pour le parcours ou pour ce qui attend à l'arrivée.

Beaucoup pourtant n'en sont pas à leur première expérience. Il y a là Seydou, le miraculé, dont tout le monde connaît l'histoire. De retour de Libye en 1996, avec seize autres migrants, son véhicule tombe en panne alors qu'il n'était plus qu'à 300 kilomètres d'Agadez. Seydou et un autre Targui prennent la décision de continuer à pied : ils connaissent beaucoup d?histoires où l'attente a eu des conséquences funestes. Pendant deux jours, ils vont faire près de 90 kilomètres avant d'être récupérés par une patrouille militaire aux environs du puits de l'Arbre du Ténéré, un des rares points d'eau dans cet immense désert. Les autres mourront de soif. « C'était bien de voir la mort venir, ça m'a fait comprendre que la Libye avait fait de moi un mort-vivant. Je n'étais rien en Libye, un esclave, comme ils disent. » Seydou ne veut plus entendre parler de ce pays. Il n'ira pas plus loin que Dirkou où, profitant de l'exceptionnel développement du trafic, il a ouvert un commerce de pièces détachées.

 

 27 mars. Arrivée à Dirkou.
Les migrants sont décomptés par les gendarmes à l’entrée du village.
Il faut encore payer...

Camps de rétention libyens

Bien qu'ayant également failli mourir, Khodjo le Ghanéen et Rabie le Nigérien repartent vers la Libye. La mort, ils l'ont vue de près, non pas dans le désert, mais à Tripoli et dans ses environs, vers Ezzaouia, où réside une importante communauté africaine. Ils ont déjà vécu les exactions au quotidien. « Le racisme, ce n'est pas seulement les tracasseries des patrons et des policiers. » En septembre et octobre 2000, dans un accès de xénophobie, un petit groupe de fanatiques  Libyens a  attaqué. Rabie dormait avec une quarantaine de ses compatriotes dans ce qu'il nomme un « ghetto » (une maison dortoir où s'entassent des Africains d'une même nationalité), lorsque, à 3 heures du matin, une vingtaine de Libyens, armés de barres de fer et de pierres, défoncent les portes. Rabie sera frappé à la tête, la blessure restant encore bien visible sous sa coupe courte. Dans sa fuite il laissera derrière lui ses affaires, ses économies (500 000 francs CFA, 7 200euros) ...L'ambassade du Niger, où il s'est réfugié avec 150 de ses compatriotes, sera également attaquée et brûlée le lendemain. Il faudra une longue journée et des morts avant que n'intervienne la police et que les occupants soient évacués dans des cars vers un camp militaire où Rabie restera quarante jours.

Khodjo, lui, travaillait avec un compatriote sur la route de l'aéroport, sur le chantier d'une maison particulière. C'est le propriétaire qui les a évacués dans sa camionnette, dissimulés sous des ballots, vers un des camps militaires. Ils ont ainsi abouti dans un camp réservé aux Ghanéens et aux Nigériens, respectivement 6 000 et 8 000. Le président ghanéen, M. Jerry John Rawlings, y a fait une visite furtive et rapatrié sur-le-champ plus d'une centaine de ses concitoyens. Khodjo attendra trois semaines et rentrera dans un deuxième avion avec 450 compatriotes.

 Mais les témoignages sur la vie quotidienne se révèlent tout aussi édifiants. Intolérance et xénophobie se focalisent particulièrement sur les femmes, doublement porteuses d'une différence qui dérange l'austérité libyenne. « Pour eux, lorsqu'on est femme et africaine, on est forcément une prostituée. »

La « chasse aux prostituées », les « porteuses de sida », est menée avec une assiduité telle qu'elle tourne au harcèlement. Représentant de 15 % à 20 % des flux migratoires, les femmes sont encore plus « clandestines » que les hommes. Même célibataires, ce qui est souvent le cas, elles falsifient leurs papiers et se déclarent mariées. Le minimum pour se protéger de l'accusation de prostitution.

Les témoignages les plus troublants portent sur l'existence de multiples camps de rétention dans le Sud libyen. Nous en avons recueilli plusieurs sur des détentions pouvant remonter, comme pour l'une d'entre elles, à 1996. Plus récente, celle de quatre jeunes Nigérians arrivés le 27 mars 2001 à Dirkou. Ils affirment s'être évadés d'un camp militaire appelé « Kara », se trouvant à 80 kilomètres au sud de Gatrone, où ils étaient détenus depuis quatre mois en compagnie de milliers d'autres Africains raflés. Plusieurs noms de camps et d'officiers reviennent dans la bouche des témoins. La multiplicité des récits, faits le plus souvent à plusieurs, tend à corroborer l'existence de ces camps. Cependant aucun autre élément que ces récits, notamment aucune preuve matérielle ( photos ou autre...), ne vient prouver l'existence de ces camps.

   

Agadès-Dirkou. 700 km de désert total. Deux points d’eau

 

Paradoxe pour la Libye qui prétend au leadership africain : tous les migrants d’Afrique noire la perçoivent comme un pays « raciste » ! Pourtant, comme Rabie et Khodjo, beaucoup essayent d’y revenir malgré les brimades vécues. « Quand on est passé par la route une fois, on n’a plus peur. » D’ailleurs, que faire lorsque toutes les issues sont bouchées ?

Boubaker, autre passager, le confirme. Il n’a jamais eu l’intention d’émigrer en Libye. C’est en France que cette destination s’est imposée à lui.  Il n’a pas hésité un instant, sitôt refoulé de l’aéroport Charles-de-Gaulle-Roissy : reprendre le chemin, par une autre voie. Il lui aura fallu quand même un peu plus d’un mois pour réunir encore une somme (plus modeste cette fois) et se remettre en chemin.

Aux antipodes de Paris, en direction du Fezzan libyen, l’attelage a beaucoup changé : Boubaker est juché sur notre camion où s’entassent des dizaines d’autres passagers. Il n’a pas encore digéré ce refoulement. C’était le 20 février. Il était pourtant en règle, avec un visa en bonne et due forme. Outre les voyageurs européens et les commerçants africains en transit pour Dubaï, douze Maliens et trois Nigériens descendaient de ce vol d’Air Algérie en provenance de Niamey via Bamako. Ils seront tous refoulés à l’exception d’un Nigérien récupéré par le consul de son pays. Motif : Boubaker n’avait pas de réservation préalable d’hôtel. Il ne peut espérer se reconstituer un pécule qu’en Libye, l’objectif final n’ayant pas changé : l’Europe, cette fois clandestinement et sur un bateau.

Même objectif pour Abdullah, un Sénégalais également expulsé, mais d’Algérie. Il avait réussi à pénétrer clandestinement jusqu’au nord du Sahara, à Ghardaïa. Terré avec d’autres compatriotes en attendant de rejoindre Maghnia et le Rif marocain, il y sera pris dans une rafle et conduit de prison en prison jusqu’à Tamanrasset, d’où il sera expulsé vers Assamaka, le poste-frontière nigérien. Mais cet itinéraire où Abdullah a échoué, n’est-il pas en train de devenir un lieu de passage prisé ? Pratiquement au même moment, la presse algérienne révèle que les réseaux pakistanais qui faisaient transiter leurs candidats à l’émigration clandestine en Europe par les pays de l’Est, commencent à utiliser le territoire algérien, via Agadez, pour échapper à la surveillance de leur itinéraire initial très connu et surveillé.

Cinq jours pour arriver à Dirkou, ponctués par trois pannes et des brûlures du soleil et, plus insupportable encore, le froid transperçant de la nuit, que seule la promiscuité aide à atténuer. Le long de ses rues dont les façades sont toutes vouées au commerce, une forte densité d’hommes jeunes parcourt Dirkou. Pareille à ces villes minières pionnières poussées tels des champignons dans le désert, elle s’est étendue, notamment ces cinq dernières années, proportionnellement au développement du filon migratoire.

 

Mais l’euphorie distillée à Agadez par les rabatteurs des « agences de voyages » est, ici, vite démentie. Les migrants s’entassent. A ceux qui attendent de passer s’ajoutent les interceptés ou expulsés. A partir de là, ce sont généralement des transporteurs libyens qui prennent en charge les migrants. Ils se font plus rares et ont multiplié leurs tarifs par deux. Le nombre de passagers par camion ne descend plus en dessous de 160 et les détours se multiplient pour échapper aux contrôles.

Les places les plus recherchées se trouvent dans les Toyota des anciens militaires d’origine tchadienne ayant acquis la nationalité libyenne. Leur connaissance du terrain et les complicités dont ils bénéficient parmi les militaires libyens en font des convoyeurs de choix. Mais même eux ne viennent pas. Le contrôle libyen est à son maximum. Même les camions de cigarettes, habituellement peu gênés par les contrôles, restent bloqués. Le « tout-Dirkou », celui des gendarmes, des commerçants et des transporteurs, bruit de la nouvelle du vol d’armes dans un camp militaire libyen. Un gendarme me confie que, selon le pisteur de la gendarmerie, les Toyota des voleurs ont pris le chemin du Tchad. Ce serait l’opposition tchadienne armée. L’alerte est en tout cas maximale côté libyen d’autant que des élections se déroulent alors au Tchad. Mais, pour les migrants, ces querelles se déroulent sur une autre planète : « Nous, même s’il y a la troisième guerre mondiale, on doit passer. »

 

 

Ali Bensaâd. Le Monde Diplomatique
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E
Les routes transsahariennes sont pavées de tombeaux de ces jeunes anonymes qui tentent l\\\'aventure", témoigne dans Le Soleil Serigne Fallou Mbacké, vice-président de l\\\'Association des Sénégalais vivant au Ghana. Alors que l\\\'attention se focalise sur l\\\'émigration clandestine à travers l\\\'océan Atlantique, avec ces bateaux interceptés et ces corps repêchés quasiment tous les jours, un pendant méconnu du même drame se joue dans le désert du Sahara. En effet, c\\\'est par les routes transsahariennes que des jeunes Africains, notamment sénégalais, tentent d\\\'atteindre la Libye pour ensuite passer en Italie. Or, d\\\'après les témoignages de nombreux Sénégalais installés au Ghana qui ont tenté l\\\'aventure, ces voies du désert sont aussi meurtrières que la mer. "Le problème est plus ancien que les jeunes bravant l\\\'océan Atlantique à la recherche de l\\\'eldorado européen", ajoute Serigne Fallou Mbacké, qui appelle "les médias à s\\\'impliquer davantage pour dissuader les jeunes qui se font tout simplement hara-kiri."
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