L’antispécisme implique que l’homme élargisse sa sphère de considération morale. En quoi l’antispécisme est-il le nouvel humanisme, que vous appelez d’ailleurs « anumanisme » ?
L’humanisme, c’est l’idée que l’homme progresse en faisant évoluer son comportement grâce à un certain nombre de valeurs très fortes telles que la solidarité, l’entraide, l’empathie. Grâce à l’humanisme, la sphère de considération morale s’est étendue au fil du temps. Il y a environ 25 siècles, chez les Grecs, qui ont inventé la démocratie, un citoyen c’était initialement un homme grec blanc. Les femmes, les esclaves, et les étrangers étaient exclus de la citoyenneté. Donc finalement, à l’époque, il y avait beaucoup d’individus qui n’étaient pas considérés comme des humains à part entière. Et puis, cette sphère de considération morale s’est élargie au fil des siècles, aux femmes puis aux esclaves qui ont retrouvé leur humanité. L’esclavage subsiste malheureusement dans un certain nombre d’endroits aujourd’hui, mais officiellement, il a été aboli un peu partout. La considération morale s’est étendue aux hommes et femmes de couleurs, aux hommes et femmes de toutes les religions, aux homosexuels. Même si, malheureusement, le combat continue encore pour certaines de ces catégories sur des points précis et dans certains pays – comme pour l’homosexualité, encore visée par des lois discriminatoires dans une centaine de pays -, dans les démocraties « avancées » les lois affirment l’égalité de tous les individus quel que soit leur sexe, leur religion ou leur orientation sexuelle.
Je propose d’élargir encore un peu plus cette sphère de considération morale, pour étendre ce combat humaniste aux animaux non-humains. Puisque l’humanisme est un combat pour la justice, en faveur de celui qui est opprimé, il est tout à fait logique de considérer que le combat pour les animaux est un combat humaniste. Je ne parle évidement pas de l’humanisme hérité de la philosophie des Lumières qui considère que l’être humain est une créature tellement extraordinaire qu’elle est au-dessus des autres. Je réprouve cet humanisme anthropocentrique. L’humanisme élargi auquel je fais référence pourrait effectivement s’appeler « anumanisme ».
La vie a pour spécificité de se nourrir d’elle-même. La nature n’est pas de tout repos pour les êtres vivants, et peut sembler extrêmement cruelle. Selon vous, les hommes possèdent quelque chose qui ne se rencontre pas dans cette nature dévoreuse de vie, et qui pourrait permettre à l’humanité et à tous les animaux non-humains sensibles de vivre ensemble en harmonie : la morale.
J’en suis intimement persuadé. Lorsqu’on regarde l’histoire du vivant on constate que la dernière création, la dernière apparition dans ce cycle du vivant, c’est la morale. Il y a eu la conscience d’abord puisque le vivant a été longtemps animé sans qu’il y ait de conscience. Il est vrai que la nature en elle-même n’a pas de morale. Le vivant se nourrit du vivant, la mort est omniprésente. À moins de croire en Dieu, on ne peut pas déceler de dessein moral derrière les processus du vivant. En revanche, chez l’être humain la morale a pu se développer notamment grâce au langage et aux concepts que nous pouvons appréhender. Nous avons fondé une société sur la morale, on a créé des lois, des choses qu’on s’interdit de faire parce que ce n’est pas bien. On a créé des religions qui distinguent les comportements éthiques de ceux qui ne le sont pas. C’est très intéressant parce que la morale nous fait sortir de la nature et de ses lois physiques. Ce qui signifie que nous pouvons nous servir de notre pouvoir pour agir sur la nature, et essayer de lui donner un sens éthique. Je pense qu’on assiste depuis quelques millénaires à une progression morale de l’humanité – malheureusement entrecoupée de nombreuses crises, comme celle que nous traversons aujourd’hui – et il faut que ce mouvement continue.
Selon vous, les actes individuels que nous effectuons dans notre quotidien pour participer à la libération animale ne sont pas futiles. Les conséquences de nos choix de citoyen et de consommateur ont un réel impact sur le monde et l’exploitation animale. Vous illustrez cela dans votre livre Antispéciste en décrivant l’effet papillon. Chacun de nos gestes, chacune de nos décisions et hésitations provoquent des centaines de micro-événements qui génèrent des réactions. Quels sont les actes à réaliser dans notre quotidien pour que cesse l’exploitation animale ?
L’exploitation animale est l’un des domaines sur lesquels nous avons le plus de moyens d’agir. Aujourd’hui, le pouvoir n’est plus dans les mains du citoyen, mais dans celles du consommateur. Si tout à coup on s’arrête de consommer un produit, alors les industries et les politiques sont obligés de changer leur fusil d’épaule et de s’adapter. C’est sans doute aujourd’hui le seul levier d’action efficace que nous ayons. Donc chaque individu qui choisit de ne plus manger de viande, de ne plus boire de lait, qui choisit de ne plus acheter des produits issus de l’exploitation animale tels que la fourrure, du cuir, etc. entre en résistance politique et agit de manière efficace sur le système. C’est la raison pour laquelle il y a aujourd’hui de nouveaux produits lancés sur le marché qui sont faits par des entreprises n’ayant rien d’altruiste, et qui n’ont aucun intérêt particulier pour la cause animale. Elles se rendent juste compte qu’il y a des parts de marchés à conquérir. Le marché représenté par ceux qui défendent les droits des animaux est un marché jugé intéressant. Toute personne mettant en œuvre l’antispécisme dans son quotidien agit ainsi pour la cause animale.
Dernière question plus personnelle : vous avez dédicacé votre livre Antispéciste à votre grand-père Cornelis Blumentritt, pour quelle raison ?
Mon grand père est un homme qui a énormément compté dans ma vie. Il vivait aux Pays-Bas comme plusieurs membres de ma famille car ma mère est hollandaise. Il est pour beaucoup dans l’homme que je suis devenu parce qu’il a toujours rendu magiques les moments que nous partagions. Sa philosophie de vie, son élégance, sa générosité, sa singularité, son humour en toutes circonstances m’ont profondément marqué. C’était un homme exemplaire, un personnage de roman. Il est décédé quelques mois avant que je finisse le livre. Cela a été très étrange pour moi de me dire, alors que j’avais 45 ans, que je devais continuer à vivre alors que lui n’était plus là. Beaucoup de pages du livre ont été écrites en pensant à lui. J’essaye de prolonger un peu ce qu’il a été.
Cet article est extrait de Magazine Antidote : Texte : Alexandre Chavouet