Dans un essai critique radical, Geoffroy de Lagasnerie revient sur les démarches des "lanceurs d’alerte" pour interroger de nouvelles formes de pratiques politiques dissidentes, à l’heure d’Internet et de la guerre contre le terrorisme.
À la question : « Que se passe-t-il de nouveau en politique ? », le dernier livre de Geoffroy de Lagasnerie apporte une réponse tout à fait inédite. Et dont on pourrait, à première vue, s’étonner. En effet L’art de la révolte – Snowden, Assange, Manning semble, si l’on s’en tient à son sous-titre, porter sur des cas individuels. Certes, chacun s’accorde aujourd’hui à admettre l’importance de ces individus rebaptisés du nom de "lanceurs d’alertes". Reste que l’on associe d’ordinaire la politique à des mobilisations collectives, sinon même à des groupes ou des collectifs bien définis.
C’est précisément cette opposition, celle de l’individuel et du collectif, que ce beau livre entend défaire. Si le nouveau en politique passe toujours par l’invention de formes, de pratiques singulières, on ne voit pas pourquoi, en effet, des individus seraient moins capables d’innover que des collectifs. Du reste, Geoffroy de Lagasnerie le reconnaît : pris ensemble, les cas Snowden, Assange, Manning forment une sorte de constellation ou de « collectif virtuel » ; et lui-même élargit son analyse aux Anonymous en étudiant les nouvelles formes de contestations qu’a rendu possible Internet. Il s’inscrit, ainsi, dans un dialogue critique avec les travaux d’Albert Hirschman, Judith Butler, Sandra Laugier et Albert Ogien, qui ont cherché à penser en quoi des mobilisations de masse comme Occupy Wall Street, l’occupation des places Tahir ou Taksim, introduisaient d’abord de nouvelles formes de contestation sur la scène politique.
De ce point de vue, qu’ont donc de si singulier les cas Snowden, Assange, Manning ? C’est que ces cas permettent d’interroger à nouveaux frais des catégories comme celles de désobéissance civile et d’État-Nation, ou la nécessité d’inscrire, jusqu’à un certain point, toute action politique dans l’espace public. Bien sûr, la révélation de secrets d’État par Snowden, Assange, Manning ont d’abord porté sur la place publique une interrogation sur les pratiques de surveillance de masse des citoyens ; les rapports opaques qu’entretenaient notamment les États-Unis avec leurs partenaires diplomatiques ; les crimes de guerre et les exactions contre des civils qui, sans ces révélations, seraient restées inconnues du public. Ces révélations, ces "fuites", remettent donc radicalement en question ce que Geoffroy de Lasganerie appelle la « case noire » de l’État : la zone d’ombre où une administration, au nom de la raison d’État et la guerre contre le terrorisme, se sent autorisée à soustraire des informations au public et à la délibération démocratique.
Faire "fuiter" des informations confidentielles, ou classées sous le sceau du secret d’État, constitue donc déjà un geste radical : porter à son maximum d’intensité l’idée démocratique de "publicité". Kant et toute la tradition libérale des Lumières le disaient déjà, au XIXe siècle : la publicité de la décision politique est la forme impérieuse qui s’impose, ou devrait par principe s’imposer à l’État et ses représentants – même et surtout en matière de relations internationales, de guerre et de paix. La décision de déclarer l’état de guerre devrait constituer la "chose publique" par excellence, et ne saurait, fut-ce par un droit d’exception, être soustraite à la délibération du public.
Pour autant, cette tradition, aussi belle et éclairée soit-elle, ne s’est jamais autorisée à penser positivement le droit, pour un citoyen, de faire "fuiter" des informations concernant l’état de guerre, et de remettre en question la sécurité nationale. Or, Geoffroy de Lagasnerie y insiste : si nous voulons penser ce que peuvent avoir de singulier des gestes comme ceux de Snowden, Assange ou Manning, c’est en leur donnant une valeur positive. En les pensant comme une nouvelle forme de contestation radicale de la raison d’État, une mise en échec, en pratique, des mesures exceptionnelles que se réservent de mettre en œuvre ses représentants, dès lors qu’ils déclarent, souverainement et sans autre forme de procès, la nation en "état de guerre".
On objectera que cette tradition libérale a pourtant rendu possible, et au fond implicitement autorisé une forme de contestation qui porte un nom célèbre depuis l’opposition de Thoreau à la Guerre du Mexique, jusqu’aux mobilisations contre la Guerre du Vietnam, et celles d’Irak et d’Afghanistan : la "désobéissance civile". Reste que, là encore, si grandiose soit-elle, cette forme traditionnelle de contestation de la raison d’État s’inscrit encore dans l’horizon de l’État-Nation et des catégories qui lui sont associés : celles de respect de la loi, de citoyenneté, de responsabilité publique. C’est en effet encore au nom de la loi elle-même que, dans la tradition de la désobéissance civile, un citoyen conteste publiquement, par un geste exemplaire, la loi et l’ordre du droit. Or, à en croire, Geoffroy de Lagasnerie, la singularité de Snowden et d’Assange tient notamment à ce que ceux-ci se sont, en pratique, soustraits à cet horizon de pensée : ils n’ont pas seulement fait "fuité" des secrets d’État, ils ont eux-mêmes "fui" (et il faut l’entendre positivement) la juridiction de l’État-Nation. En s’exilant ou demandant asile auprès d’autres États. Et Chelsea Manning elle-même, si elle est aujourd’hui emprisonnée, a d’abord agi anonymement.
C’est donc en ce sens que l’on peut regrouper, sous une même constellation de pensée, des pratiques comme celles d’Assange, Snowden, Manning, ou même plus largement celle des Anonymous : récuser la nécessité de se laisser identifier et juger sur une scène publique, dominée par le pouvoir d’État. C’est d’ailleurs, comme le remarque Geoffroy de Lagasnerie, ce qui aura déclenché une telle fureur (et autant de propos et de mesures punitives démesurées) chez les représentants de l’État américain. Comme le rappelle Geoffroy de Lagasnerie, lorsque le secrétaire d’État américain, John Kerry, s’en est violemment pris à Snowden, c’est moins pour avoir fait fuiter des informations, que pour avoir lui-même « fui » : « Les patriotes ne vont pas en Russie, ils ne demandent pas l’asile à Cuba, ils ne demandent pas l’asile au Venezuela, ils défendent leur cause ici. »
Et certes, on pourrait s’interroger sur ces conduites, ces gestes singuliers et tout à fait inédits. Y voir une forme de "délation", de "lâcheté", de "traîtrise", en tout cas une manière de refuser d’assumer ses responsabilités. Mais précisément, comme le demande Geoffroy de Lagasnerie, pourquoi des citoyens devraient-ils être tenus responsables d’une situation qui est d’abord le fait des États et, au premier chef, de leurs représentants ? Pourquoi des citoyens devraient-ils agir en toute légalité, là où l’État se réserve le droit d’agir en toute opacité et, comme l’a au fond démontré l’histoire dramatique de ces dernières décennies, en Irak ou en Afghanistan, s’est montré tout à fait irresponsable ? Ne faudrait-il pas, plutôt, « accorder aux activistes qui accomplissent ces opérations les mêmes protections juridiques dont jouissent les manifestants dans la rue » ? Et « décriminaliser l’espace virtuel » comme l’est, jusqu’à un certain point, l’espace de contestation publique que représente traditionnellement la rue ? C’est si vrai que l’on constate aujourd’hui que, sans protections juridiques spécifiques, cette criminalisation de l’espace virtuel menace de s’étendre à d’autres enjeux que ceux de la "guerre contre le terrorisme", ainsi qu’à d’autres protagonistes que des activistes comme Snowden ou Assange (en l’espèce les journalistes qui interrogent l’opacité des affaires financières, ou même de simples citoyens).
Bref, penser la singularité et la radicalité de gestes comme ceux de Snowden, d’Assange, doit nous amener à reconsidérer les limites de l’ordre du droit sur lequel se fonde l’État-Nation. Bien plus, il faut aller jusqu’à s’interroger sur la catégorie de citoyen, si celle-ci nous lie, sans que nous n’en ayons jamais décidé et délibéré, à une appartenance nationale imposée et au fond, écrit Geoffroy de Lagasnerie« contingente ». Et en effet, de quel droit un État s’autorise-t-il, au nom du patriotisme, à nous rappeler à notre statut et nos devoirs de citoyens, quand les citoyens que nous sommes n’ont jamais choisi, au total, d’appartenir à un État-Nation plutôt qu’un autre ? De quel droit un État s’autorise-t-il à nous assigner à résidence, à contrôler non seulement nos faits et gestes, mais encore nos allées et venues ?
C’est ici, sans doute, que Geoffroy de Lagasnerie porte l’interrogation critique à son point d’intensité maximale, en prenant pour objet de réflexion la contestation radicale de la catégorie de citoyenneté, qu’incarne, à ses yeux, Edward Snowden. Lorsque Snowden fuit, mais déclare vouloir pour ainsi « divorcer » d’avec l’État-Nation américain, récuse l’idée même de citoyenneté américaine, il sort en effet du cadre de la désobéissance civile. Snowden rompt avec la soumission à des institutions nationales pour s’installer dans l’ordre de la sédition ou mieux, pourrait-on dire, de la sécession. Et sans doute, en fuyant, en migrant, pour chercher un terrain d’action plus conforme aux valeurs de justice et de liberté, rencontre-t-il une aporie, ou du moins une difficulté. Car il ne nous invite rien moins qu’à devenir, pour Geoffroy de Lagasnerie,« citoyen du monde ». Ce sont ces derniers mots, en effet, qui concluent le très riche essai de Geoffroy de Lagasnerie. Or celui-ci les maintient délibérément entre parenthèses.
C’est sans doute que le sens de l’antique catégorie de « citoyen du monde » reste encore largement indécis et exige donc, plus que jamais sans doute, d’être défini positivement. Quels espaces, quels droits, quelles protections juridiques (et sans doute devraient-elles être, alors,de l’ordre du droit international) peuvent et doivent être accordés à tous ceux qui, aujourd’hui, entendent d’abord se définir comme « citoyens du monde » ? C’est en quelque sorte la question sur laquelle ouvre la conclusion de ce livre très riche, intense, radical.