EGYPTE. 529 habitants d'un village envoyés à la potence : "Ce juge se prend pour Dieu !"

Peines de morts par centaines, procès à la chaîne... en Haute-Egypte, la répression frappe à l'aveugle. Le régime du général Al-Sissi a renoué avec l'arbitraire d'antan et enterre les espoirs de la révolution. Reportage

 

 

Juché sur sa moto chinoise, il zigzague entre les ornières, le long d'un petit canal bordé de palmiers et d'eucalyptus, jusqu'à sa maison en terre crue, peinte en vert et frappée du nom d'Allah. Une fois tassé sur sa banquette, Ahmed Zaghloul fond en larmes.

"Mon garçon n'a rien fait, répète-t-il. Personne ne l'a interrogé. Les policiers ne disposent contre lui que d'une vidéo où il apparaît à peine trois secondes."

Des versets du Coran diffusés par la radio et le ronronnement du ventilateur couvrent ses sanglots. Les rayons du soleil qui percent à travers les volets de bois font scintiller sa barbe grisonnante et sa casquette Harley-Davidson vissée sur le crâne. "Quand je lui rends visite, j'essaie de le rassurer, poursuit ce contremaître dans une compagnie d'électricité. Je lui dis qu'il ne sera pas exécuté, mais il est si jeune et il a tellement peur."

Un lycéen de 17 ans encourt la pendaison

Son fils, Mahmoud, est incarcéré depuis quatre mois. Il fait partie des 529 habitants de Mattay, un gros bourg de Haute-Egypte, qui, le 28 avril, ont été reconnus coupables de l'attaque, huit mois plus tôt, contre la police locale et de l'assassinat de son commandant, Mustafa al-Attar. Avec trente-six autres personnes, ce lycéen encourt la pendaison. A l'issue du même procès entaché d'irrégularités et expédié en deux brèves audiences à Minya, le chef-lieu, les 492 coaccusés restants ont écopé d'une peine de prison à vie.

"Mahmoud n'a que 17 ans, s'écrie son père. Même s'il avait commis les crimes qu'on lui impute, le droit international et la loi égyptienne interdisent de condamner à mort un mineur." 

Tout remonte au 14 août 2013. Ce jour-là, aux premières heures de l'aube, la police déloge par la force les milliers d'islamistes qui, depuis le putsch contre le président Mohamed Morsi, occupent les abords de la mosquée Rabiya al-Adwiya, au Caire. Bilan : un millier de morts. A l'annonce du carnage, les violences s'étendent à l'ensemble de la vallée du Nil. Les émeutiers s'en prennent aux bâtiments publics, aux églises, aux écoles chrétiennes, aux commerces tenus par des Coptes. En particulier, dans la province de Minya, terre traditionnellement frondeuse où les Frères musulmans ont obtenu leurs plus gros scores électoraux.

Dès 8 heures du matin, une foule ivre de rage se lance à l'assaut du poste de police de Mattay, un immeuble carré dressé près du fleuve, aux allures de forteresse, avec ses tourelles et ses sacs de sable.

Ali, le frère d'Ahmed Zaghloul, travaille dans le commissariat comme employé.

"Les gens nous ont d'abord attaqués avec des cailloux et des bâtons. Ils ont tout saccagé à l'extérieur, même ma moto, raconte-t-il. Le commandant Al-Attar a essayé de parlementer avec eux et a interdit à ses hommes d'ouvrir le feu. Mais le stock de bombes lacrymogènes a fini par s'épuiser et les policiers sur le toit ont peut-être tiré à balles réelles."

Le sang ne fait qu'accroître la fureur de la populace. Les assaillants investissent les lieux, s'emparent des armes, libèrent les prisonniers, détruisent les archives et mettent le feu à l'édifice. Les policiers prennent la fuite. Grièvement blessé à la tête, leur chef est transporté à l'hôpital de la ville. Après la mort de neuf des leurs, les manifestants se ruent sur le service des urgences et achèvent Mustafa al-Attar, allongé sur une table d'examen, à coups de perche de perfusion et de bouteille d'oxygène. Un lynchage filmé par un téléphone portable et visible sur YouTube.

Audience à huis clos, cinq secondes par accusés

Quel que soit leur degré d'implication, tous les individus identifiés sur ces vidéos amateurs, acteurs et badauds confondus, sont arrêtés et traduits en justice dans les semaines qui suivent. Sur plusieurs images, on voit Mahmoud, à proximité du commissariat, une sandale à la main.

"Sa lanière était cassée, dit son père. Il préparait le mariage de sa cousine, à une vingtaine de mètres de là. Il est sorti regarder ce qui se passait."

Son défenseur, Me Mohamed Farrag, n'a pu lui parler brièvement que lors de l'ouverture du procès, le 22 mars. Une audience à huis clos, comme les suivantes, fermée au public, à la presse, et suspendue au bout de quarante-cinq minutes, après une altercation entre les juges et les avocats. Soit cinq secondes par accusé. Seuls 64 d'entre eux se trouvent dans le box. Les autres ? En fuite, libérés sous caution ou oubliés en prison. Deux jours plus tard, le président de la cour, Said Youssef, décide d'envoyer les 529 habitants de Mattay à la potence.

Verdict qu'il corrige, le 28 avril, après un avis - obligatoire en cas de peine capitale, mais non contraignant - du mufti, la plus haute autorité religieuse du pays : la mort pour trente-sept d'entre eux. La réclusion à perpétuité pour les autres. Soit, en Egypte, vingt-cinq ans de prison. Les intéressés ne sont pas présents. Le juge n'a même pas pris le temps de prononcer tous leurs noms. Après dix minutes, il lève la séance et disparaît, entouré d'agents cagoulés et armés. A l'annonce de la nouvelle, des mères, des filles, parquées à l'extérieur du palais, face au Nil impassible, hurlent, s'évanouissent. La sœur aînée de Mahmoud souffre depuis d'une dépression nerveuse.

Parmi les condamnés, des malades, des absents, des morts...

Pas de plaidoirie, pas de débats contradictoires, les droits les plus élémentaires de la défense bafoués, un dossier truffé d'erreurs.

"Certains noms ont été effacés et remplacés par d'autres. On retrouve les mêmes preuves, les mêmes charges pour tout le monde, affirme l'avocat Ahmed Chabib. Et tout est allé tellement vite. Un seul de mes trente clients a été cité. Comme je n'ai pas pu les défendre, ils n'ont pas voulu me payer."

Parmi les condamnés figurent des malades, incapables de prendre part à une manifestation. Des émigrés, absents du pays au moment des faits. Comme Abdallah Qassem, un jeune ouvrier du bâtiment parti travailler en Libye en mars 2013. "J'ai présenté tous les papiers officiels qui l'attestent et ils l'ont quand même inclus dans le lot", dit son conseil Me Khaled el-Komy. Dans les trente-sept promis au gibet, on trouve même des morts. Tel ce Dr Badaoui, un gynécologue tué le 14 août au cours de l'émeute et poursuivi neuf jours plus tard.

A une vingtaine de kilomètres, 683 autres peines capitales 

"Ce juge se prend pour Dieu", s'emporte Me Chabib. Baptisé "Said le boucher" par la population, le magistrat vient de prononcer 683 autres peines capitales dans un second procès de masse. Celui d'Adwa, une ville située à une vingtaine de kilomètres plus au nord. Il ne rendra sa sentence finale que le 21 juin, après consultation du mufti. Une fois de plus, il devait désigner les coupables d'une attaque commise le 14 août contre une caserne de la police qui s'est soldée par la mort d'un sergent. Une nouvelle fois, il n'a pas laissé les avocats plaider.

"Nous avions boycotté le premier jour, pour protester contre sa manière de faire avec les gens de Mattay. Nous pensions qu'il allait nous entendre lors de l'audience suivante. Quand nous sommes revenus, il a juste délivré son verdict", raconte Me Hassan Saber Afifi. Son frère, un bouquiniste, fait partie des condamnés à mort.

"Ce jour-là, il était au Caire pour acheter des livres. Il a des témoins et des factures qui le prouvent, mais il a été châtié car c'est un homme religieux, connu pour ses actions caritatives."

Cette deuxième fournée comprend aussi Mohamed Badie. Le guide suprême des Frères musulmans aurait "incité" les habitants d'Adwa au meurtre. Absent du box, il est déclaré "fugitif" alors qu'il comparaît devant un tribunal installé au coeur de l'académie de police du Caire. Il vient même de recevoir une peine d'un an d'incarcération pour "outrage à magistrats" parce qu'il avait tourné le dos à la cour. "Les lois égyptiennes, malgré toutes leurs insuffisances et leurs restrictions, ne sont même plus respectées, déplore la psychiatre Aida Seif el-Dawla, qui dirige le Centre Nadim pour la Réhabilitation des Victimes de la Violence. La situation est pire que sous le régime de Moubarak." Depuis la chute de Morsi, 2 500 civils ont été tués, 16.000 autres arrêtés.

"La torture est quotidienne, dit-elle. Partout des gens disparaissent. On ne sait pas s'ils sont morts ou détenus dans des prisons secrètes."

Les jugements d'Adwa et de Mattay ne sont pas des cas isolés. Des centaines d'islamistes ont été condamnés en bloc. La justice prend sa revanche contre une confrérie qui, au pouvoir, avait tenté de la mettre au pas. Ces procès collectifs ont scandalisé jusqu'à la Maison-Blanche. Dans une Egypte qui s'apprête à élire triomphalement le général Abdel Fattah al-Sissi à la tête de l'Etat, ils ne suscitent aucune émotion. "Ces gens n'ont que ce qu'ils méritent",lâche un homme politique dans un café élégant flanqué de trois tanks Abrams à Maadi, une banlieue de la capitale.

Il n'est pas rare d'entendre des journalistes égyptiens crier "A mort !" dans les prétoires. La répression ne se limite plus aux partisans du président déchu. Elle s'abat sur les grévistes ou les jeunes révoltés de la place Tahrir. Le 28 avril, au moment où le juge Said Youssef rendait son arrêt de mort, un tribunal cairote interdisait le très laïque Mouvement du 6-Avril, fer de lance de la révolution.

En Egypte, le châtiment suprême est rarement appliqué. La dernière exécution date d'octobre 2011. Les habitants d'Adwa et de Mattay devraient être très vraisemblablement rejugés. "Bien sûr, ces verdicts seront cassés pour vice de procédure et il y aura de nouveaux procès. Mais cela prendra des mois, voire des années, souligne Mohamed ElMessiry, d'Amnesty International. Il est temps que les autorités de ce pays réforment une justice qui n'est ni indépendante ni impartiale."

Personne n'est à l'abri. Pas même les avocats.

Sur place, c'est la peur et la colère qui dominent. "Nous sommes victimes d'une vengeance. On s'acharne sur ce pauvre village", se lamente un homme de Mattay qui gagne vite sa maison inachevée en briques rouges de crainte d'être vu en compagnie d'un journaliste. Dans ces ruelles poussiéreuses, sillonnées par des triporteurs et des ânes tirant des carrioles métalliques, chacun s'épie. De nombreuses personnes ont été écrouées sur simple dénonciation. Personne n'est à l'abri. Pas même les avocats.

Me Ahmed Eid qui défendait 60 inculpés croupit à Wadi Guedid, un bagne en plein désert. "Pour le voir quelques minutes, je dois faire sept heures de route, dit sa femme, Maha Said Hussein, professeur de dessin de 32 ans enveloppée d'un voile noir. C'est un être brisé." Le 25 janvier, il a été convoqué au commissariat.

"Mon fils croyait que c'était pour parler de ses dossiers et ils l'ont arrêté, ajoute le père, Eid Ahmed Taleb, un retraité vêtu d'une galabya grise. Ils prétendent qu'il était en première ligne lors de l'assaut. C'est absurde ! Il n'a pas quitté la maison. Il est conseiller juridique dans une entreprise chrétienne. Vous croyez qu'ils emploieraient un islamiste ?"

Me Eid n'a jamais été interrogé, ni par les enquêteurs ni par la justice. Il n'apparaît sur aucune photo. Son épouse pense qu'il a été accusé par un collègue jaloux ou un policier rancunier : "C'est un bon avocat. Il avait réussi à faire libérer beaucoup de gens."

Un médecin battu, insulté, puis placé en isolement

Le docteur Hossam Chabib, lui, a pris la fuite. Militant du Parti de la Liberté et de la Justice, la vitrine politique des Frères musulmans, il roulait de nuit, le 28 août dernier, quand il a été interpellé pour violation du couvre-feu.

"Comme médecin, j'avais pourtant le droit de circuler. Je revenais d'un hôpital et j'avais franchi sans encombre plusieurs barrages militaires. Mais ces policiers m'attendaient à Mattay, près de chez moi", raconte-t-il au téléphone.

Il est emmené au poste, battu, insulté, puis placé en cellule d'isolement. Son frère, qui n'est autre que l'avocat Ahmed Chabib, se démène pour le faire sortir.

Les forces de sécurité trouvent une autre raison pour le garder : le 14 août, il aurait refusé de soigner le commandant Attar. "Il était blessé à la tête et nécessitait des soins chirurgicaux. Je suis spécialisé en médecine interne. Je ne pouvais rien faire pour lui." Un juge parvient à la même conclusion et le libère au bout de soixante-quinze jours.

Tombe alors un troisième chef d'accusation : il aurait poussé la foule à envahir les urgences et à lyncher l'officier. Il affirme au contraire avoir tenté de prendre sa défense, comme l'atteste une vidéo. Qu'importe. Le voilà condamné à la réclusion à perpétuité. Mais, deux mois avant le procès, il a été autorisé à voyager à l'étranger. Il vit aujourd'hui en Asie. "Tout cela est parfaitement illogique", dit-il.

Christophe Boltanski

 
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